Jacques Delors : « L’Europe doit se relancer »
Propos recueillis à Bruxelles Par Thierry Borsa, Christian De Villeneuve et François Vey, avec la collaboration de Marine Brugeron



La semaine dernière, Jacques Delors séjournait à nouveau à Bruxelles, en marge de la remise du Prix du livre européen.

Après deux heures d’échanges de haute volée sur l’avenir de l’Union européenne avec l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, l’ex-président de la Commission de Bruxelles, infatigable défenseur de l’Europe, nous a livré son analyse et ses convictions.

Quelle est, pour vous, la signification du prix Nobel de la Paix, remis à l’Union européenne, lundi 10 décembre ?

Cette distinction est exceptionnelle car généralement le comité du prix Nobel choisit une personnalité qui s’est illustrée par son combat pour la liberté, la dignité de l’homme. Pour une fois, le comité a décidé de le donner à une institution. C’est la célébration de deux concepts : la paix et la grande Europe. C’est le signe que les Européens ne doivent pas poser la veste sur le bord de la route. Même s’ils ont des difficultés, et Dieu sait si elles sont grandes, cela ne doit pas occulter le chemin parcouru. C’est un encouragement. Dans notre think tank Notre Europe-Institut Jacques Delors nous parlons à des jeunes. Et nous nous servons de ce prix Nobel pour expliquer ce qui est en cause. L’autre jour, avec Valéry Giscard d’Estaing, à la Mutualité à Paris, nous avions 500 jeunes de terminale, 70 professeurs et nous avons pu expliquer cela dans le cadre du lancement du concours « Eustory » en France. Le prix Nobel est un élément de relance: n’oubliez pas d’où vous venez ! Nous devons accueillir cette distinction comme un encouragement.



A quelles personnalités avez-vous pensé en apprenant l'attribution de ce prix à l’Europe ?

J’ai pensé à tous ceux qui, depuis longtemps, même pendant la guerre, en luttant contre le nazisme, contre le totalitarisme avaient rêvé d’une Europe rassemblée dans la paix. Il y avait déjà, avant-guerre, un mouvement pour l’Europe : c’était le mouvement fédéraliste. Puis il y a eu ces hommes et ces femmes engagés dans la Résistance, même en Allemagne. Je vous rappelle que quand il avait 15 ans, après la guerre, Helmut Kohl (chancelier d'Allemagne de 1982 à 1998, NDLR) est allé casser les bornes-frontières entre la France et l’Allemagne. J’ai pensé à tout cet élan. Et puis, le 9 mai 1950, est arrivé l’appel de Robert Schuman (ministre français des Affaires étrangères, NDLR), qui a eu une portée autant morale et spirituelle que politique. Il lui a été inspiré par Jean Monnet et avait reçu l’accord explicite du chancelier allemand Konrad Adenauer, puisqu’il avait lu l’appel avant que Robert Schuman ne le prononce.

A partir de là, il y aurait beaucoup de gens à citer. Quand je parle devant des jeunes, des philosophes ou des historiens, j’insiste sur la portée de cet acte et je me réfère souvent à la philosophe Hannah Arendt, qui a dit : « Le pardon – qui n’est pas l’oubli – est la promesse que les générations qui arrivent seront réintégrées dans la communauté internationale. » Avec ce « pardon », Hannah Arendt a trouvé la plus belle formule pour expliquer l’appel de Robert Schuman. Je pense donc à tous ces gens-là, mais aussi aux militants qui continuent de se battre pour l’Europe. Ça n’existe pas en France, puisque nous avons eu une majorité de « nonistes » (ceux qui ont rejeté le traité sur la Constitution européenne lors du référendum de 2005, NDLR), mais dans d’autres pays, c’est très important.



Aujourd’hui, êtes-vous optimiste ?

L’Europe est en déclin, l’Europe perd de son influence. Après la guerre, nous représentions 30% de la population mondiale, et nous ne serons plus que 12% dans quelques années. Raison essentielle pour choisir – par le renforcement de l’Union européenne – la survie, et dire non au déclin.

Est-ce que les effets de la crise et cette distance de certains dirigeants actuels par rapport à l’Europe n’aboutissent pas à la conclusion que l’Europe est en danger ? Quelles sont les principales menaces pesant sur l’idée européenne ?

Comme me disait un de mes patrons, « l’air du temps n’est pas bon ». Ce qui explique parfois pourquoi je ne suis pas parmi les plus virulents critiques de ceux qui nous gouvernent, qu’ils soient de droite ou de gauche. D’une part, l’évolution interne de nos sociétés se traduit par un individualisme de plus en plus grand et de plus en plus exacerbé. Il m’arrive de parler devant des jeunes qui me disent : « Mais, Monsieur Delors, je suis le seul maître de mon choix ». Il y a bien sûr des formes d’amitié et de communauté, mais cet individualisme exacerbé ne tient pas compte de l’idée de communauté de l’Union européenne, une idée du vivre-ensemble. La mondialisation perturbe les Européens, qui ont le sentiment que les décisions leur échappent. Ce qui se traduit par deux phénomènes : une recherche d’identité d’un côté et, de l’autre, la résurrection d’un nationalisme rampant. Ce second phénomène est tout à fait flagrant quand on suit de près les discussions au niveau de l’Europe. Les gouvernements sont élus, et certains d’entre eux sont obligés de faire des coalitions avec des éléments de populisme. Donc c’est très difficile, en ce moment, d’avancer.



Quelles initiatives faudrait-il prendre ?

Pour lutter contre ces menaces, il faut expliquer ce que fait l’Europe. Quand on va dans un Conseil européen et qu’on en revient, la moindre des choses serait que, comme en Grande-Bretagne, le Premier ministre aille devant le Parlement, deux jours avant pour dire « voilà la problématique » et deux jours après « voilà le compte-rendu ». Et en donnant aussi des motifs d’espoir et pas que des motifs d’excuse. Il n’y aura pas de meilleure connaissance de l’Europe, en dépit du travail remarquable du Parlement européen, tant que la relation avec les parlements nationaux ne sera pas plus étroite. Je ne connais pas de remède miracle. Il y a deux axes de travail, le premier, c’est la consolidation de ce qui a été fait par l’Europe, autour de l’euro. Un échec de l’euro constituerait un terrible retour en arrière de la construction de l’Union européenne. Deuxièmement, il faut offrir à la grande Europe, celle des 27 – et l’année prochaine des 28, avec l’entrée de la Croatie –, des perspectives positives. Or personne ne parle de la grande Europe, personne ne dit ce qu’elle peut faire du point de vue de la paix. La grande Europe, c’est une organisation originale dont s’inspirent d’autres pays pour tenter d’avoir entre eux plus de compréhension et de coopération.

La grande Europe, c’est la première distributrice d’aide au développement, d’aide aux réfugiés ; c’est quand même celle qui a permis à de nombreux pays de sortir de l’obscurité pour rejoindre le continent de la liberté et de la démocratie. Ça a été vrai pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal, ainsi que pour les pays de l’ex-Yougoslavie. Aujourd’hui, la Croatie va adhérer, les relations avec la Serbie sont bonnes. C’est plus difficile avec la Bosnie-Herzégovine, mais l’Europe continue son œuvre de paix, de pluralisme et de démocratie. J’ai beaucoup regretté que certains aient dit « La Turquie, jamais ! » parce que nous apparaissons alors pour les musulmans comme un bloc chrétien, ce qui est ridicule, prétentieux et négatif. Je ne peux pas dire que la Turquie va rentrer dans l'Union mais au moins il faut montrer une attitude ouverte. Parce que si l’Europe n’a pas une attitude ouverte, où est son âme ? Ça ne veut pas dire qu’on devient naïf. Positiver la grande Europe, consolider l’union économique et monétaire sont deux objectifs majeurs qui doivent être réalisés très rapidement. Il faut un échéancier clair et rapide. Il ne faut plus non plus que l’Europe se donne en spectacle comme elle l’a fait pendant trois ans, en intervenant trop tard et trop peu. Non seulement il n’y avait plus d’architecte, mais en plus, les pompiers étaient mauvais.

Il vaut mieux expliquer ce que l’on décide au niveau européen et ce que l’on garde au niveau national plutôt que d’avoir des systèmes qui deviendraient essentiellement punitifs. On ne tombe pas amoureux d’un marché sans frontières, d’un marché commun, mais on ne tombe pas non plus amoureux d’un système punitif. C’est pour cela qu’il faut redonner à la zone euro une justification politique, économique et sociale.



L'avenir de l'Europe passe selon vous par des abandons de souveraineté limités mais significatifs qui seront d'autant mieux acceptés que l’Europe proposerait une politique très volontariste sur la croissance ?

Oui, c’est d’ailleurs ce qu’a compris le président de la République, François Hollande. Il a obtenu au Conseil européen ce Pacte de croissance qui n’est qu’un début mais, symboliquement et politiquement, c’est très important. Actuellement, les chefs d'Etat discutent du budget des 27. Or, dans ce budget, les dépenses d’innovation, de recherche et de croissance représentent 10% du budget. C’est-à-dire 1 pour 1 000 du PIB de l’Europe. C’est pour cela que j’aime beaucoup la formule de l’ancien président du think tank Notre Europe qui est malheureusement décédé, l'ancien ministre italien des Finances, Tommaso Padoa-Schioppa, lui aussi un père de l’Europe, un homme remarquable: « Aux Etats, la rigueur, à l’Europe, la relance. » C’est ce qu’a défendu François Hollande : la bonne voie pour que la construction européenne aide les pays membres à retrouver la santé financière et le chemin de la croissance et de l’emploi.



Sur quels leviers peut se faire cette relance ?

Le premier levier, je l’avais déjà proposé en 1993 (dans un Livre blanc sur croissance, compétitivité, emploi) c’est avoir une politique européenne des infrastructures. Ça vous amusera de savoir que j’avais dit qu’on les financerait grâce à des euro-obligations. Mon projet a été enterré ou distillé à petites gouttes. Mais avoir un projet d’infrastructures en Europe, non seulement pour les transports, pour l’énergie, ça nous permettrait d’avoir une politique commune de l’énergie que l’on n’a pas.

Le second levier, c’est la recherche. Il y a eu beaucoup de progrès de faits : le système est devenu moins bureaucratique, mais nous pouvons faire davantage ensemble sur la recherche. Il se trouve qu’il y a autour des institutions européennes les meilleurs chercheurs et les meilleurs savants.

Le troisième levier, la politique de cohésion économique et sociale qui existe déjà. Et qui a permis à tous les pays en retard de gagner 20 points par rapport à la moyenne européenne. Cette politique, qui représente un peu plus du tiers du budget, doit être continuée.

En quatrième levier, il y a l’action par l’entremise de la banque européenne d’investissement. La banque européenne sait faire des montages originaux pour permettre de donner des crédits ou des soutiens financiers à tous ceux qui veulent entreprendre.



Est-ce compatible avec votre défense très véhémente de la politique agricole commune (PAC) ?

On a fait la PAC pour des raisons de bargaining, de grands accords, c’était très important pour la France au moment du traité du marché commun. Mais pour moi, je pense que dans un pays comme la France, mais je pourrais dire la même chose en Allemagne avec le Schleswig-Holstein ou d’autres régions, le poumon d’un pays, son équilibre, ce sont les zones rurales. Et si vous laissez les zones rurales à l’abandon, alors votre société ne respire plus, vous aggravez les problèmes urbains. Dans nos journaux, on parle beaucoup d’urbanisme mais qui parle du développement rural ? Il n’y a pas simplement les Français qui vont en vacances dans ces régions. La ruralité, qui la défend ? Ce sont d’abord les agriculteurs. Trop de concentration, trop d’esprit industriel dans le développement de l’agriculture nous coûtent de l’argent.

Si on avait une comptabilité nationale qui tienne compte du temps passé dans les transports, du coût des transports, des territoires en jachère, des déséquilibres biologiques, vous verriez que la politique agricole commune, ce n’est pas simplement une affaire européenne, c’est une affaire vitale pour un pays comme la France.

La croissance peut-elle repartir en Europe en 2014 ?

Si on prend les mesures dont j’ai parlé, oui, la croissance peut reprendre dans la zone euro. C’est absolument indispensable parce qu’aux conséquences de la non-croissance s’ajoutent les conséquences de la crise financière. Et cela donne des situations dramatiques comme en Grèce et en Espagne, etc. Mais d’un autre côté, la vitalité des peuples y fait pour beaucoup. Regardez les Irlandais ! Ils ont payé cher, mais ils sont costauds. Est-ce que nous vivons vraiment sur nos rentes ou est-ce que nous avons un projet pour nos enfants ?



Trouvez-vous que le budget de l’Union européenne est insuffisant ?

Oui, insuffisant. Une telle déclaration n’est pas très populaire dans les Etats membres. Si on applique la rigueur à tous les niveaux, d’où vient l’espoir, la plus-value ? L’objectif de l’UE et de la zone euro, c’est d’apporter des possibilités raisonnables, pas démagogiques. Ce n’est pas une hérésie de dépenser plus au niveau européen parce qu’il est facile de démontrer que 1 000 euros dépensés dans chacun des 27 pays ont moins de poids que 27 000 euros dépensés en actions communes. Il y a deux problèmes à résoudre. Premièrement, la taille du budget européen : on devrait avoir cette année une hausse de 20% pour relancer les pays membres. Et deuxièmement, le problème des ressources propres de l’Union pour assurer le financement de ses actions.

Quelle pourrait être cette recette ?

Il faut une combinaison de contributions nationales, de TVA et d’impôts verts. Nicolas Sarkozy avait songé à un impôt destiné à empêcher les consommations excessives d’énergie. Il y a renoncé. C’est pourtant la voie d’un nouveau développement riche en emplois. Théoriquement et intellectuellement, nous sommes en retard. Nous avons un chômage inquiétant avec, dans certains pays comme l’Espagne, une crise sociale terrible. Evidemment, quand j’arrive en disant : il y a un nouveau modèle de développement qui inclut davantage les conséquences de l’environnement, qui donne davantage de temps pour le repos, le loisir, qui décompresse les villes, on me dit non. Alors que ce modèle créerait plus d’emplois, mais il faudrait changer notre manière de compter. Je vous donne un exemple : avec l’urbanisation croissante, le temps mis par les Français pour aller travailler a été multiplié par deux. Qu’est-ce que dit la comptabilité nationale ? Que nous nous sommes enrichis ? Si on continue comme ça...

Raisonner et compter en termes de croissance classique, ça ne va pas. Changer notre façon de voir demande un immense travail. Mais ce travail de création intellectuelle est passionnant. Il est aussi important que le reste. Aujourd’hui, on a l’impression de voir naître un axe Merkel-Cameron. Ce qui est frappant c’est la faiblesse accrue du système communautaire avec un recul des pouvoirs de la Commission, voulu par Sarkozy et Merkel. Le problème, c’est la tentation, pour faire avancer les choses, de se rapprocher de la Grande-Bretagne. Ce serait faire trop de concessions à une vision de libre-échange, c’est-à-dire une Europe sans son modèle social et sans consistance politique.

Vous préconisez une augmentation du budget européen, n’est-ce pas contradictoire avec la posture de certains Etats comme la Grande-Bretagne ?

La situation est compliquée car le Premier ministre anglais, David Cameron, travaille déjà à contre-courant des idées européennes qui nous lient… On lui fait des concessions en espérant qu’il acceptera l’union bancaire. Mais l’union bancaire, en veut-il ? Or comme l’a indiqué le gouverneur de la Banque de France au Financial Times : « Il faut absolument que nous rapatriions une partie de nos transactions dans la zone euro. » La puissance de la zone euro est là. On arrive à se demander si la politique d’obstruction de la Grande-Bretagne n’a pas pour conséquence d’affaiblir l’Europe et de la freiner dans les changements nécessaires. Je ne veux pas en faire le bouc-émissaire mais bon quand même.... La Grande-Bretagne semble ne pas vouloir d’une Europe qui combine le marché, la concurrence, l’ouverture vers l’extérieur avec une économie mixte au niveau européen – ou une économie sociale de marché – qui constitue la personnalité de notre Europe. L'Europe doit aussi faire preuve de cohésion en matière de politique sociale. Or voici que le plombier polonais est de retour avec des entreprises qui emploient des salariés à bas coût en France... Je suis inquiet de savoir qu’en dépit des garanties qui avaient été données, il y a des moyens aujourd’hui de détourner la volonté des gouvernements. Cela peut être arrangé, il peut y avoir des accords bilatéraux. C’est fâcheux pour l’idée européenne que l’on ait découvert ça et que des entreprises françaises se prêtent à ça. Dans le fond, on a deux formes de dumping qui sont inacceptables : le travail au noir avec généralement des immigrés et ces contrats passés de détachement du personnel. Il faut suivre cela de près. Je suis pour la libre circulation des travailleurs. Il y a eu une mémorable action dans un pays où les syndicats méritent vraiment leur nom, en Suède.

Ils se sont battus pour éviter cela chez eux avec des travailleurs baltes et autres. Il faut être correct. Le système social européen est fondé sur le marché, l’Etat et la concertation sociale. Cela marche plus ou moins bien selon les pays. Les pays où cela fonctionne sont bien plus en avance que nous. Suède, Danemark, Allemagne qui a fait de gros efforts avec le consentement du syndicat DGB. En Suède, c’est assez intéressant de voir que c’est un gouvernement de centre-droit mais qui n’a pas remis en cause les fondements du modèle suédois qui est fondé sur une concertation forte, des négociations entre patronat et syndicats voire entre Etat, patronat et syndicats. C’est ce que le président de la République, François Hollande, essaye de faire en ce moment en lançant cette grande négociation.

Comment jugez-vous l’action du président Hollande en matière européenne ?

Au dernier Conseil européen, il a ouvert la voie à un rééquilibrage. Il a d’ailleurs remporté cette bataille avec l’aide de l’Espagne et de l’Italie, ce qui réaffirme l’idée de communauté. Mais, à mon avis, il bute sur le problème de l’acceptation d’un transfert de souveraineté compte tenu de sa majorité et de son électorat. Ce n’est pas une réticence purement hollandienne, c’est une réticence française. Ce qui me contrarie, c’est qu’on perd ainsi de notre capacité d’autonomie. On dit que la souveraineté est l’essentiel, et on ne se rend pas compte qu’implicitement, on en perd, sans le dire. Moi, je préfère que l’on se mette autour d’une table et qu'on décide ensemble d'un meilleur fonctionnement. C’est la souveraineté partagée.

13 Décembre 2012

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