Quelle construction européenne pour le XXIe siècle ? Par la Fondation Robert Schuman et les Echos
LE CERCLE. La Fondation Robert Schuman
publie un texte de Jean-Claude Mignon, président de l'Assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe et député de Seine-et-Marne, dans
lequel l'auteur nous invite à revenir à l'essence de la construction
européenne. Il explique en quoi le Conseil de l'Europe est apte à
défendre l'Europe des valeurs, présupposant au préalable une réforme en
profondeur de l'institution.
Résumé
L’Europe est quelque part victime de son succès. Elle a oublié qu’elle
a été fondée pour défendre la paix, l’État de droit et la démocratie.
Nous devons impérativement revenir à nos fondamentaux si l’on veut
que les citoyens adhèrent de nouveau à la construction européenne. Le
Conseil de l’Europe est particulièrement apte à défendre cette
Europe des valeurs, même s’il faut naturellement qu’il se réforme
comme il a déjà commencé à le faire. En résumé, le message est clair :
pour être plus pertinente, l'Europe doit être plus politique et
parler, dans toute la mesure du possible, d'une seule voix en se
recentrant sur l'essentiel.
Introduction
À l'origine, après 1945 et deux guerres mondiales, la construction
européenne avait des finalités claires ; la paix et la démocratie ; ne
plus jamais revivre les horreurs traversées par notre continent. Nos
grands anciens, Robert Schuman, Winston Churchill, Konrad Adenauer et
bien d'autres, partageaient cet objectif.
Dès l'origine, il y avait déjà un volet "économique" dans la mesure où
l'Europe ravagée avait besoin de retrouver la prospérité. Ce fut,
notamment, l'œuvre de Jean Monnet. Même ce volet économique poursuivait
cependant au départ des objectifs politiques. La Communauté européenne
du Charbon et de l'Acier (CECA) avait ainsi pour but de créer des liens
indissolubles entre la France et l'Allemagne. La gestion commune du
charbon et de l'acier rendait très difficile une nouvelle guerre.
L'Euro est aussi et avant tout une création politique. La technicité
des questions traitées, leur grande complexité, éloigne le citoyen
ordinaire de ces sujets, de même qu'une architecture institutionnelle
d'une extraordinaire profusion et que le Traité de Lisbonne n'a en
aucune manière simplifiée.
I) Revenons à une Europe des valeurs !
Quelque part, le succès même de l'Union européenne, l'extension de ses
compétences en particulier, a fait perdre aux Européens le sens de la
construction européenne, perçue comme technocratique. Cette perception
est aggravée par le transfert croissant de compétences à des niveaux
supranationaux, sans contreparties démocratiques suffisantes, comme le
souligne Jürgen Habermas.
"Avec la dérégulation des marchés et la disparition des frontières dans
les domaines des transports et de l'information naît un besoin de
régulation qui est pris en charge et traité par les organisations et
les réseaux transnationaux. Même si les fonctionnaires de chaque
gouvernement ont participé à leur élaboration, les décisions prises par
ces réseaux politiques ont une incidence importante sur la vie publique
des États-nations, sans être raccordées à leurs circuits de
légitimation" [1].
Ce qui est vrai de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou du
Fonds monétaire international (FMI) l'est également de l'Union
européenne, et ce en dépit du rôle joué par le Parlement européen pour
combler ce déficit démocratique. Les chiffres de participation aux
élections européennes sont à cet égard éloquents.
Retournons à nos fondamentaux. Même s'il va de soi que l'économie est
essentielle, elle n'est pas tout. Une vision de l'Europe limitée à ces
questions l'expose à une critique consumériste. Dès qu'il y a des
difficultés, le "citoyen-consommateur" n'adhère plus à une vision dont
les résultats le déçoivent. Les sondages indiquent clairement ce risque
et les élections le confirment, avec la montée, un peu partout sur
notre continent, d'extrémismes de droite et de gauche qui se rejoignent
souvent sur un point, le rejet de la démocratie.
Il nous faut défendre un vouloir vivre ensemble fondé sur
l'inébranlable conviction d'un destin commun et de valeurs partagées.
C'est sur cette base que nous pourrons réconcilier l'Europe et les
citoyens. Et je crois profondément que le Conseil de l'Europe peut y
contribuer. N'est-ce pas d'une Europe des valeurs dont nous avons
besoin avant tout ?
Je rappelle que le Conseil de l'Europe a été créé en 1949 pour qu'il
n'y ait "plus jamais ça". Ne nous croyons pas à l'abri, en période de
crise, du nationalisme agressif, du racisme et de l'intolérance. Au
contraire !
Même des États souvent cités comme des modèles connaissent des
difficultés liées à la montée en puissance des extrémismes. Je pense
par exemple aux émeutes récentes en Suède. L'Europe peine de nos jours
à s'accepter pour ce qu'elle est devenue, une société multiculturelle,
hétérogène, ouverte sur l'extérieur.
Sans même aller au-delà de notre continent, on peut mesurer les
difficultés de faire accepter l'élargissement de l'Union européenne.
Nul plus que moi a appelé de ses vœux et soutenu un tel élargissement,
pourtant mal perçu par nombre d'Européens. L'hétérogénéité de l'Union
qui en découle peut constituer un problème, mais soyons honnêtes et
posons-nous deux questions : sommes-nous parfaits ? Est-il anormal que
des États qui n'avaient parfois jamais connu la démocratie et qui en
tout état de cause ont souffert des décennies de totalitarisme aient
besoin de temps pour atteindre un niveau de démocratie que nous avons
mis presque deux siècles à atteindre ?
La démocratie ne se réduit pas au respect de règles formelles ; c'est
tout un état d'esprit que je résumerai ainsi : gagner les élections ne
confère pas le pouvoir de tout faire. Il faut respecter ses adversaires
! Rappelons-nous la IIIe République en France. Ce n'est pas seulement
la loi de 1901 sur la liberté d'association ; c'est par exemple
également l'affaire des fiches et le 16 mai 1877 avec les affrontements
qui lui sont liés, le conflit entre le Président et le Parlement, les
purges dans l'administration et la magistrature, etc. Une démocratie ne
se construit pas du jour au lendemain.
Dans le même temps, l'attractivité de l'Union européenne à l'extérieur
de ses frontières décroît à mesure de ses difficultés économiques. Et
par là même, c'est la capacité de l'Union européenne à promouvoir ses
valeurs qui en est affaiblie.
Face à cette crise profonde de la construction européenne, et plus
généralement à une crise identitaire de notre continent, il nous faut
réagir si l'on ne veut pas que tout ce qui a été fait se défasse petit
à petit. Et par là même, revenir à l'essence de la construction
européenne, qui est de nature politique au sens non partisan du mot.
Pour me limiter à un exemple, celui de la politique étrangère et de
sécurité de l'Union européenne, il est dorénavant clair que l'on a créé
les moyens avant que n'en soient définis les objectifs politiques.
Et faute d'accord sur les finalités, sur la Syrie, sur Israël,
etc., il est permis de s'interroger sur sa pertinence en l'état et de
se demander s'il n'aurait pas été préférable de chercher à atteindre un
consensus sur un certain nombre d'objectifs avant de créer de nouveaux
postes et une nouvelle administration, le service européen d'action
extérieure (SEAE). Une étude [2] concluait qu'on assistait plus à une
"diplomatisation" de l'Union qu'à une "européanisation" des politiques
des États membres.
Nommer des Ambassadeurs de l'Union un peu partout n'est une excellente
chose que s'ils ont un message à transmettre au nom de celle-ci !
L'Union a probablement abordé ce dossier d'une manière insuffisamment
politique, en pensant que l'Administration pallierait la faiblesse du
volet politique. Dans son histoire de l'Europe, Emmanuel Berl notait
déjà que "l'Europe paraît éprouver une sorte de répulsion envers
l'unité" alors qu'"elle devient trop misérable pour le luxe
monstrueusement onéreux de ses antagonismes nationaux. Elle doit
prendre, et le prendra, une conscience toujours plus claire de ses
profondes solidarités".
Je laisserai aux autorités de l'Union européenne le soin de faire des
propositions sur ce qui est de leur responsabilité. Pour ma part, en
tant que Président de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,
je voudrais insister sur une piste trop souvent négligée : celle du
Conseil de l'Europe.
II) Une piste trop souvent négligée, le Conseil de l'Europe
Cette organisation a en effet pour mission principale les droits de
l'Homme, l'État de droit et la démocratie, c'est-à-dire le cœur des
valeurs de notre continent. Il nous faut assumer nos valeurs, en être
fiers. La xénophobie, le racisme, le nationalisme ne progressent en
réalité que par peur de l'avenir, par la désorientation face à un monde
en plein bouleversement. Le désarroi des gouvernements et l'absence de
réponse crédible font le lit des extrémistes.
Je vais donc m'efforcer de présenter brièvement ici ce que peut offrir
le Conseil de l'Europe, en liaison naturellement avec l'Union
européenne. Cela suppose aussi que le Conseil de l'Europe, dans toutes
ses composantes, poursuive son travail d'adaptation au XXIe siècle. Le
Conseil de l'Europe, mieux utilisé, peut contribuer à faire progresser
l'État de droit et la démocratie en Europe. Quels sont les instruments
dont il dispose ?
Le Conseil de l'Europe dispose en effet de toute une gamme d'outils
propres à mesurer le respect de ses valeurs sur notre continent et à
accompagner les États membres dans leur approfondissement des exigences
auxquelles ils ont librement souscrit.
Le premier de ces instruments, le plus connu, est incontestablement la
Cour européenne des droits de l'Homme [3]. Chargée de contrôler
l'application de la convention éponyme elle a su créer un vaste espace
paneuropéen de protection des libertés fondamentales. L'accord de
principe conclu avec l'Union européenne en vue de l'adhésion de
celle-ci à la convention devait achever l'uniformisation de sa mise en
œuvre. Même des États légitimement fiers de leurs avancées en la
matière, la France qui se targue d'être la patrie des droits de
l'Homme, le Royaume-Uni, etc. se sont vus rappeler par la Cour qu'ils
pouvaient faire mieux.
Pour me limiter à mon propre pays, je rappellerai ainsi l'impact de la
jurisprudence de la Cour de Strasbourg sur le régime de la garde à vue
ou sur les prisons. Lorsque les juridictions suprêmes nationales
adhèrent pleinement aux objectifs qui sont ceux de cette Cour, son
efficacité en est démultipliée. Pour là aussi prendre un exemple en
France, il est intéressant de voir à quel point la jurisprudence du
Conseil d'État a créé un véritable système de protection des droits des
détenus. L'efficacité de la Cour n'est pas sans limites, elle ne peut à
elle seule changer tout dans un pays. Un nombre limité d'États
contribue à une telle quantité de recours qu'il existe un risque
d'engorgement de la Cour.
C'est la raison d'ailleurs pour laquelle la boîte à outils dont je
parlais ne se limite pas à ce seul instrument. Sur les systèmes
judiciaires, je citerai ainsi la Commission européenne pour
l'efficacité de la justice (CEPEJ) [4] qui fournit tous les deux ans un
rapport offrant des éléments très intéressants de comparaison entre les
systèmes judiciaires des États membres et qui est de nature à enrichir
la réflexion de ceux qui souhaitent améliorer leur propre système.
La Commission de Venise, dont le nombre de membres, cinquante-neuf dont
les États-Unis d'Amérique et divers États participant d'une manière ou
d'une autre avec des statuts divers est supérieur au nombre d'États
membres du Conseil de l'Europe, fournit des avis très utiles aux États
membres qui le souhaitent en matière constitutionnelle. Elle coopère
étroitement avec les différentes Cours constitutionnelles en Europe. Le
Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) [5] a beaucoup
contribué à introduire dans les lieux de privation de liberté un regard
objectif extérieur et a, par ses recommandations, contribué à
introduire les droits de l'Homme là où il était le plus difficile de le
faire.
Un état de droit n'en est pas véritablement un s'il est gangrené par la
corruption et par l'argent sale. Je ne peux donc que saluer le rôle
exemplaire du Groupe d'États contre la corruption (GRECO) [6] ou le
Comité d'experts sur l'évaluation des mesures de lutte contre le
blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Moneyval) [7]
qui luttent contre le blanchiment de l'argent sale. Je note ainsi que
tant le Saint-Siège qu'Israël ont volontairement fait appel à ces
services alors même qu'ils n'ont que le statut d'observateur auprès de
l'organisation.
Cela m'offre l'occasion de souligner une "faiblesse" du Conseil de
l'Europe qui est en même temps l'une de ses vraies forces. Ses
conventions, pour une partie d'entre elles, peuvent n'être souscrites
que par les États membres qui le souhaitent, lesquels s'engagent alors
à en financer l'application. Cela permet d'engager des coopérations
concrètes sans rechercher le consensus et avec les seuls États qui le
souhaitent. Autre formule : un certain nombre de conventions sont
ouvertes à la ratification d'États extérieurs à l'organisation.
C'est le cas par exemple de la Convention d'Istanbul sur la lutte
contre les violences domestiques contre les femmes ou de la Convention
de Venise. La direction européenne de la qualité du médicament, qui se
charge notamment de contrôler le contenu de ces médicaments, repose sur
une convention dont les adhérents dépassent largement le cadre
géographique de notre continent. Je pourrais également parler de la
lutte contre les violences faites aux femmes ou aux enfants, du dopage,
des itinéraires culturels, de la lutte contre le racisme (ECRI) [8] du
droit du travail, etc. Mon ambition n'est pas de dresser un catalogue,
mais de donner une idée de la richesse de notre boîte à outils.
L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à l'initiative de la
Finlande, a créé une procédure de suivi plus connue sous le nom de
"monitoring". Les nouveaux États membres se soumettent volontairement
en adhérant à un certain nombre d'obligations et tous les deux ans la
Commission du suivi présente un rapport sur les progrès accomplis et
sur les États restant à parcourir. L'objectif est ensuite de passer à
l'étape dite du post-monitoring qui doit elle-même se clore lorsque les
engagements pris ont été respectés.
Si l'on tient compte de l'ensemble des instruments et mécanismes du
Conseil de l'Europe, il est tout à fait possible d'avoir en fait une
vision extrêmement précise de la situation des États membres en matière
de respect des droits de l'Homme, d'État de droit et de démocratie.
J'ai la très profonde conviction qu'il est de toute première importance
que ces mécanismes puissent être mutualisés avec l'Union européenne,
que celle-ci ne recrée pas à grands frais des instruments concurrents,
mais qu'elle s'appuie sur ceux existants. Je me réjouis que l'Union
européenne se soit appuyée sur les travaux de notre Commission
européenne pour la démocratie par le droit dite Commission de Venise
[9] pour apprécier la situation dans le cas de la Roumanie en 2012 et
de la Hongrie en 2013.
La difficulté n'est d'ailleurs pas tant d'analyser la situation. Sur ce
plan, je crois vraiment que la mutualisation des instruments dont
dispose le Conseil de l'Europe y répond, et je m'inscris en faux sur
les tentatives pour les dupliquer. En revanche, je reconnais un défi
similaire d'ailleurs pour les deux organisations paneuropéennes.
Comment faire évoluer les États qui s'écartent de nos valeurs ?
On a beaucoup parlé de sanctions ces derniers temps. Est-ce réaliste ?
Est-ce la bonne solution ? Ma conviction est que l'exclusion est une
arme ultime, à n'utiliser que lorsqu'il n'y a pas d'autres moyens,
ainsi avec la Grèce des colonels à la fin des années 60, car, in fine,
il s'agit d'un constat d'échec. Le dialogue est à privilégier dans tous
les cas de figure, comme nous avons su le faire avec la Roumanie lors
de la crise de l'été 2012, avec succès me semble-t-il.
Le Conseil de l'Europe doit naturellement de son côté continuer à se
réformer, poursuivre la réforme engagée par son Secrétaire général,
Thorbjørn Jagland, et par moi-même au niveau de l'Assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe. Là aussi, le message est clair :
notre organisation pour être plus pertinente doit être plus politique.
L'Europe doit aussi parler dans toute la mesure du possible d'une seule
voix et se recentrer sur l'essentiel, en acceptant mieux les
différences entre ses membres. "Tous différents, tous égaux", pour
reprendre un slogan du Conseil de l'Europe.
[1] Jürgen Habermas. Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie. Gallimard 2008, page 296.
[2] Voir le BQ Europe du 21 juin 2013
[3] http://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=home&c=fra.
[4] http://www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/default_fr.asp
[5] http://www.cpt.coe.int/fr/
[6] http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/greco/default_fr.asp
[7] http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/moneyval/default_fr.asp
[8] http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/ecri/default_en.asp
[9] http://www.venice.coe.int/webforms/events/default.aspx?lang=fr
12 Juillet 2013
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