Etatsuniens d'Europe
Par Christian LOSSON



Jeremy Rifkin, 60 ans, économiste américain. Pour ce critique du capitalisme, le modèle européen éclipse l'«american dream» moribond.

Un verre en tout et pour tout malgré trois heures de déluge verbal. Il est 23 heures tassées. L'attachée de presse a jeté l'éponge depuis un bail. Jeremy Rifkin est un évangéliste. L'apôtre de «l'allélOUIa» à la Constitution, l'Américain qui aime l'Europe par dégoût de son pays, celui que le camp du oui aime faire venir en renfort. Il peut dire : «Si cette Constitution avait été américaine, je penserais que je me suis réveillé au paradis !» Oser encore : «Voter oui à la Constitution, c'est être Porto Alegre plutôt que Davos !» Il sait aussi vertébrer sa prose. L'homme n'aime pas les visions «en noir et blanc». C'est un brillant prof d'économie, un boulimique ( «Il dévore un essai par jour», dit une proche), un activiste libéral (au sens US du terme), ( «Au bureau, il est toujours en mouvement, en question», assure une collaboratrice), un amateur du grand huit conceptuel-référentiel qui convoque Tocqueville, Madonna, Locke, Dieu, Weber, Calvin... Un écologiste végétarien aussi.

Rifkin, qui depuis vingt ans a passé «un tiers» de sa vie en Europe, n'est pourtant pas prophète en son pays. Celui qui a inspiré nombre de chefs d'Etat européens (de Prodi à Schröder), renvoie l'american dream aux poubelles de l'Histoire. Ici, on privilégierait la solidarité communautaire, la paix dans le monde, le développement durable. Là-bas, on se noierait dans l'individualisme, le matérialisme et la religion.

L'omnipuissance mondiale qui, jadis, «avait la plus grande middle class du monde», figure désormais au 24e rang mondial des inégalités («Pire que la Russie ou le Mexique») ; totalise 25 % des engeolés de la planète ; ou absorbe 35 % de l'énergie mondiale. Le «mirage» Clinton n'aura fait que «déplacer l'échiquier politique américain à droite», dit ce proche de Ralph Nader, trublion radical et 3e homme des présidentielles (il a voté pour lui en 2000, mais pour Kerry en 2004). Pas étonnant que face à son pays «déchiré», l'ex-militant des droits civiques délocalise le «I had a dream» en Europe. Nous, Européens, nageons dans le bonheur sans le savoir quand, eux, les Américains, pataugent dans le malheur annoncé ? «Les Européens sont cyniques, tacle celui qui revendique le droit à l'utopie. Avec trois verres dans le nez, les plus grands penseurs européens sont insurpassables en euroscepticisme.» Rifkin en Euroland, ou Alice au pays des merveilles... «Il idéalise la Constitution européenne vue des Etats-Unis», raillent les partisans du non. «Justement, il nous sort de notre myopie», répondent les tenants du oui.

Tout à ses prospectives, l'homme n'est pas fan de l'introspection - mais d'Elvis Presley. «Mon histoire perso ? Aucun intérêt, vraiment.» Un petit résumé de - feu - l' american dream en tout cas. Filiation paternelle enracinée à Vilnius, Lituanie, sources maternelles à sonder dans le Texas. Ce Juif «non religieux» est né à Denver (Colorado) «un jour avant la libération d'Auschwitz». C'est dans la banlieue sud-ouest de Chicago, à l'époque où les aciéries faisaient encore vivre la middle class, qu'il grandit. Baraque modeste, «ma mère a pleuré en la voyant», si petite «qu'il faut se baisser au deuxième étage». A 93 ans, elle y habite toujours. De là, elle gère une association pour aveugles depuis quarante-cinq ans. «Elle a publié 3 000 livres, record mondial !» Tout, derrière la normalité (apparente), est «hors norme» chez Rifkin. Son père a monté une boîte de sacs en plastique ? Mais de recyclage, évidemment, «la première» du pays, évidemment. Il était plutôt républicain ; la mère démocrate. On ne parlait pas «politique» chez les Rifkin. Sa mère, il la convoque volontiers. Pour dire qu'elle a lu son dernier opus (1). Et l'a sonné illico : «Dis-moi, Jeremy, parler des droits de l'homme comme ça, dans la Constitution européenne, même aux Etats-Unis, je n'ai jamais entendu ça !»



Retour à sa marotte européenne, toujours. Quand les pro-Constitution s'empêtrent dans la diabolisation des non ou la théorie du chaos, force est de reconnaître que Rifkin fait souffler comme personne le mythe de l' «european dream». Qu'attendent les Barroso, les Chirac ou les Hollande pour le dupliquer ? Compliqué depuis que, il y a près de trente ans, il a déboulé en trombe à l'Académie des sciences, sur l'air de : «Nous ne nous laisserons pas cloner !» Il a bataillé contre les dérives de la technoscience. A tel point que l'hebdo américain Time l'a sacré «homme le plus détesté par les milieux scientifiques». Il est fier d'être une des bêtes noires des néoconservateurs. «Mon job, c'est de faire comprendre aux scientifiques comme aux autres qu'ils ne sont pas Dieu.» Lui - marié mais sans enfant - se voit en passeur auprès des «jeunes générations». Pour qu'elles anticipent les enjeux liés aux brevets, à la privatisation du vivant. Qu'elles comprennent combien, de l'environnement à l'énergie, en passant par la dette des pays pauvres, «le capitalisme est toxique» !

Etonnant Rifkin. Il peut se lancer dans une charge féroce contre le marché, très à la gauche du PS, comme défendre, très consensus mou, la «nécessaire flexibilité» du marché du travail. Il assure que la mondialisation «dévore le social» ,«lamine l'environnement», ou «coupe les coûts et maximise les profits». «Activiste académique» ,il gravite autour des thèses de la galaxie altermondialiste, dont il loue la nécessité. Mais «il la contemple, sans mouiller le maillot», regrette Riccardo Petrella, prof à l'université de Louvain et avocat du non .«Il lui manque le souffle de l'engagement, il vendrait des saucisses avec la même énergie.» Harlem Désir, eurodéputé PS et défenseur du oui, infirme : «Ce n'est pas un gauchiste, il n'est pas dans la dénonciation mais dans la démonstration.»

Pas un gauchiste, peut-être. Mais un produit soixante-huitard quand même. 1966 : étudiant à la Wharton School en Pennsylvanie, il est «sérieux, pas génial», et président des élèves. L'époque est innervée par la guerre du Vietnam, dont il découvre la folie en rencontrant un ex-soldat amputé dans un bar. Il entre en politique par accident, quand l'un de ses amis antiguerre «se fait tabasser». Il organise le lendemain une manif contre la guerre, «la première dans une université». En 1968, il milite comme enseignant dans les ghettos de Harlem et du Bronx. Il dit : «J'étais le dernier visiteur blanc du quartier : c'était hallucinant de pauvreté et d'exclusion, ça m'a ouvert les yeux sur le monde.»

Depuis, il a passé sa vie à pister les changements de civilisation, à «tenter d'ouvrir les yeux», notamment à la tête d'un think tank (la Fondation pour les tendances économiques) au coeur du pouvoir à Washington. Intellectuel pieuvre, anticipateur tentaculaire, il ferraille contre les biotechs dès la fin des années 70. Il croise le fer contre la propriété intellectuelle courant 80. Milite début 90 pour la Fin du travail avant les 35 heures. Dénonce les démissions devant les gaz à effet de serre. Depuis 2000, il alerte sur la fin du pétrole et la nécessité d'énergie alternative, comme l'hydrogène. «Après les révolutions technologiques du XXe siècle, la prochaine révolution sera énergétique», annonce-t-il.

Entre deux séismes, ce Cassandre orwellien n'aspire qu'à une chose : rentrer chez lui en Virginie, où il vit dans une «ferme avec des animaux», dont il a toujours défendu les droits. Cela ne l'empêchera pas d'être au vert dans le Sud de la France, fin mai. Histoire de vivre en temps réel le référendum. Et le sursis - ou l'enterrement - d'un rêve.

Mai 2005

(1) Le Rêve européen , 563 pp., 25 €, éditions Fayard.

Jeremy Rifkin en 9 dates

1945

Naissance à Denver.
1975

Premier de ses seize livres.
1977

Création de la Foundation for Economics Trends.
1980
Entropie.
1995
La Fin du travail.
1998
Le Siècle biotech.
2000
L'Age de l'accès.
2002
L'Economie hydrogène.
2004
Le Rêve européen.

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