Tahar Ben Jelloun : Vive l'Europe !
Par Tahar Ben Jelloun




L'Europe nous apporte paix, démocratie et prospérité. Des valeurs qui nous semblent naturelles mais qui ne vont pas de soi, analyse Tahar Ben Jelloun.

À ceux qui ne cessent de se plaindre et tentent de défaire ce que des générations ont construit, je dis : c'est une chance de vivre en Europe, c'est une belle aventure que d'être européen. Nous vivons dans la paix et, pour un grand nombre, dans la prospérité. Nous vivons dans des États de droit, ce que beaucoup de peuples nous envient. L'individu est reconnu en tant qu'entité unique et singulière. La démocratie est un système qui garantit les libertés de chacun. C'est même le trait commun à l'ensemble européen. Le délit d'opinion n'existe pas. La liberté d'expression est sacrée. La liberté de conscience, aussi. L'égalité est en cours. La parité homme-femme, aussi.



Cette Europe-là, évidemment, n'est pas acquise une fois pour toutes. Elle est chahutée, voire menacée. Des courants extrémistes, nationalistes, populistes la traversent et la bousculent. Le racisme est là, malgré les avancées pédagogiques et les lois qui punissent les incitations à la haine raciale, le révisionnisme et le négationnisme.

L'histoire est faite de migrations

L'identité européenne est une réalité qu'il ne faut pas trop questionner. À partir du moment où l'on se met à se poser la question de l'identité, c'est que le doute incite à revoir le socle de cette entité. On pose un regard inquiet sur le paysage humain qui n'est pas d'une seule et même couleur, qui ne cesse de se transformer, de s'enrichir par des apports de différences venues de pays proches ou lointains, portées par des hommes et des femmes que le destin a installés dans ce vieux continent. L'histoire est faite de mouvements, de déplacements humains, de migrations. Il n'y a pas pire ennemi de la culture et de la civilisation que l'immobilisme et la pureté. Pureté illusoire d'une race qui n'existe pas. Pureté d'une langue qui serait fermée aux autres langues. Pureté signifiant une solitude absolue, une mort lente et certaine. Une identité figée est promise à la disparition plus ou moins lente.



Quelqu'un disait l'autre jour sur une radio qu'il ne se sentait plus chez lui quand il prenait le RER, pire "il se sentait en apartheid" ! Un autre se plaignait que dans les salles d'attente des hôpitaux il y avait plus d'étrangers que de Français. Et voilà qu'on évoque "le racisme anti-Blanc", ce qui est l'expression d'une peur non identifiée, dans la mesure où le racisme ne fait pas de différence entre les gens dans le système du rejet et de la haine. Quand on se méfie des juifs, on n'accepte pas pour autant les Arabes. Il est parmi les Noirs des gens aussi racistes que les Blancs. Aucun homme, quelle que soit la couleur de sa peau, n'échappe à cette folie enfouie en lui et qui lui dicte par ignorance et par peur de rejeter l'autre.



Vivre ensemble n'est pas de tout repos

L'Europe a la chance de réunir des gens différents mais attachés aux valeurs et principes de la démocratie dans ce qu'elle a de plus noble. C'est cela qu'il faut voir et valoriser. Marguerite Yourcenar écrit dans Mémoire d'Adrien : "Notre grande erreur est d'essayer d'obtenir de chacun en particulier les vertus qu'il n'a pas, et de négliger de cultiver celles qu'il possède."



Évidemment, vivre ensemble n'est pas de tout repos. Nulle part cet exercice ne va de soi. Tout en appartenant à un grand ensemble, chaque État, même minuscule, doit garder son particularisme culturel et sociétal, constituant un socle propre qui ne contredit pas les valeurs fondamentales de l'Europe. Mais nous devons tous faire des efforts pour trouver une base commune pour que nos enfants puissent avoir les mêmes chances à l'école, à l'embauche, au travail et à la promotion. La lutte des classes dont on ne parle plus existe cependant. Elle n'a pas disparu du jour au lendemain, ni en Europe ni dans le reste du monde. On parle de pauvreté, de précarité, de seuil de pauvreté, alors que le système capitalistique, le système du libéralisme sauvage, continue de faire des victimes et écrase l'homme qui n'a que sa force de travail pour vivre.



L'Europe est une belle promesse, mais elle manque de justice sur le plan social, elle perpétue les inégalités et permet à des hommes politiques d'oeuvrer pour leur propre intérêt, négligeant l'intérêt national. C'est cela qui la menace puisque la lutte contre la corruption est souvent contournée par des vices de forme.

Un jour, un professeur d'université a posé à ses étudiants cette question : "Quel est l'avenir de la démocratie ?" Certains, lucides ou cyniques, ont répondu : "La mafia !" N'est-ce pas ce que nous constatons de manière parfois feutrée et parfois claire dans des pays où le pouvoir s'est souvent confondu avec des pratiques qui détournent la démocratie de sa route et en font une façade, un voile rappelant la forme et enterrant le fond ?



Malgré tout cela, malgré les batailles à mener quotidiennement, l'Europe reste une chance magnifique qu'il faut préserver, protéger, aimer et défendre. Elle a des défauts, elle a commis des erreurs, elle a fait parfois de mauvais choix, mais elle est là, entité forte et digue contre les vertiges de l'argent virtuel, contre la barbarie et les guerres civiles.



19 Mars 2014

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