Alain Juppé : « Il faut parler de l'Europe de manière affective »
Propos recueillis par Arnaud Leparmentier et Alexandre Lemarié




Après sa réélection triomphale à la mairie de Bordeaux, Alain Juppé « s'engage à fond » pour l'Europe avant les élections du 25 mai. Dans un entretien au Monde, l'ancien premier ministre expose les quatre réformes structurelles qu'il juge nécessaires pour relancer le pays.

L'Union européenne compte plus de 20 millions de chômeurs, notre industrie est affaiblie, la guerre menace en Ukraine… Comment voulez-vous convaincre du bienfait de l'Europe ?

Alain Juppé : Je crois, plus que jamais, en l'Europe et je m'engage à fond pour elle. J'ai bien conscience de la difficulté de la tâche, car l'image de l'Europe n'est pas bonne. On la charge de tous les péchés de la planète. Elle est, dit-on, bureaucratique, peu démocratique, naïve dans ses négociations commerciales, divisée sur les grands sujets diplomatiques comme l'Ukraine… On peut allonger la liste des griefs, dont beaucoup sont fondés. Malgré cela, je persévère : je suis convaincu que l'Europe n'est pas une menace mais une chance.



J'essaie donc de me battre contre ceux qui voudraient la déconstruire, car je pense que cela serait une véritable catastrophe. Y compris pour la stabilité et la paix du continent. Aujourd'hui, face à la montée des partis extrémistes en Europe, il ne faut pas oublier cette phrase de François Mitterrand : « Le nationalisme, c'est la guerre. »

Vous avez lancé une vraie déclaration d'amour à l'Europe récemment sur votre blog. Certains vous reprochent de faire preuve d'« eurobéatitude »…



Je persiste à croire qu'il faut parler de l'Europe de manière affective et non institutionnelle, en réaffirmant que la construction européenne est une chance pour nous et nos enfants. L'Europe, c'est une garantie de paix : imaginez ce que pourrait être la situation des pays baltes, où vivent des millions de russophones, s'ils n'étaient pas dans l'Union européenne et dans l'OTAN… Ce qui se passe partout dans le monde – en Crimée en particulier – nous prouve que la paix n'est pas un acquis pour toujours.

Les nouvelles générations ne se rendent pas toujours compte à quel point c'est un bien précieux et fragile. Cela ne m'empêche pas de reconnaître que l'Union doit être profondément réformée pour corriger ce qui ne fonctionne pas : le gouvernement économique de la zone euro est à renforcer car il souffre encore de nombreuses lacunes. Il manque également des politiques communes dans des secteurs-clés comme l'énergie ou la défense.



Paradoxalement, l'attitude très offensive du président russe, Vladimir Poutine, ne contribue-t-elle pas à faire avancer l'Europe ?

Peut-être que cela va contribuer à une prise de conscience et nous amener, par exemple, à construire une politique énergétique européenne. Aujourd'hui, la France et l'Allemagne ont fait des choix radicalement opposés dans ce domaine. L'urgence stratégique nous commande de desserrer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, et l'urgence écologique de privilégier les énergies décarbonées.

Le député UMP Xavier Bertrand ne veut plus du « Merkozy », jugeant que la construction européenne ne doit plus se concevoir uniquement à travers l'axe franco-allemand. Qu'en pensez-vous ?



Pour ma part, je suis plus que jamais convaincu que l'Europe, c'est d'abord l'entente de la France et de l'Allemagne. Le leadership de l'Europe doit naturellement être assuré par ces deux grands pays.

Redonner une impulsion à l'Europe suppose un renforcement du couple franco-allemand. Aujourd'hui, ce couple fonctionne mal, car les Allemands n'ont plus confiance en nous et nous voient comme l'homme malade de l'Europe. Pour redevenir un partenaire fiable pour Berlin, la France doit reconstruire sa crédibilité avec une économie compétitive.

A partir de là, on pourra relancer des coopérations d'avenir, dans le domaine de l'énergie, de la recherche ou de l'éducation.



Pour le PS, la relance de la croissance est entravée par les impératifs de réduction des déficits imposés par Bruxelles…

La réduction des déficits à 3 %, c'est une règle que nous avons décidée nous-mêmes. Ce n'est pas l'Europe qui nous l'impose. C'est nous-mêmes qui avons chargé la Commission européenne de nous taper sur les doigts si nous ne la respections pas. Est-ce qu'un pays peut supporter jusqu'à 100 % ou 120 % de dettes par rapport à son PIB ? C'est de la folie. Il faut absolument que nous arrêtions la dérive de nos déficits, Europe ou pas.

Comment contredire Marine Le Pen, qui veut faire sortir la France de l'euro ?

Les conséquences d'une sortie de l'euro et d'une politique du franc faible seraient catastrophiques. Notre dette étant libellée en euros, elle augmenterait de manière mécanique dès que le franc dévisserait. Les marchés ne nous prêteraient plus aux taux extraordinairement bas auxquels ils nous prêtent aujourd'hui.



Le retour au franc aurait aussi un effet immédiat sur notre commerce extérieur : les prix des produits que nous importons augmenteraient immédiatement. Les Français subiraient par exemple une hausse de 10 % à 15 % du prix de l'essence à la pompe.

Dire qu'une sortie de la zone euro pourrait faire repartir l'activité économique est donc un leurre qu'il faut dénoncer. Le programme économique de Marine Le Pen ne tient pas la route. Les Français le voient bien : ils sont deux tiers à souhaiter rester dans la zone euro, selon un récent sondage.

Pour le ministre de l'économie, Arnaud Montebourg, l'euro fort sape les efforts de redressement de la compétitivité des entreprises françaises…
Expliquer que l'on va regagner des parts de marché en jouant simplement sur la parité de l'euro est une illusion pure et simple. Au Japon, le premier ministre Shinzo Abe a choisi de faire baisser le yen. Résultat : son pays connaît le plus grave déficit commercial de son histoire. L'euro fort n'est pas la cause de nos faiblesses car il n'empêche pas la zone euro d'avoir une balance commerciale fortement excédentaire. Au contraire, le fait d'avoir une monnaie stable est une grande chance.



Interrogeons-nous plutôt sur l'adaptabilité de notre système productif. L'Allemagne s'en sort bien mieux que nous avec la même monnaie, car Berlin dispose d'une industrie compétitive et d'une offre qui correspond à la demande mondiale, alors que la nôtre est inadaptée.

Alstom, Arcelor, Lafarge… Le départ des grands groupes industriels français de l'Hexagone marque-t-il pas l'échec de la construction européenne, censée être un espace de prospérité ?

Ce n'est pas la faute de l'Europe, qui permet à la France de compter davantage sur la scène mondiale. La responsabilité de ces départs est strictement française. Nous avons le plus contre-productif des ministres économiques, en la personne d'Arnaud Montebourg, qui vitupère aujourd'hui contre le PDG d'Alstom après avoir fait le procès de celui de PSA et ordonné à celui de Mittal de partir. Son attitude est désespérante. Il s'est mis à dos tous les patrons du CAC 40. On en voit les conséquences, qui sont désastreuses. Et c'est l'ensemble du monde des entreprises, PME comprises, qui se sent stigmatisé. Pour tuer la confiance, il n'y a pas mieux !



Est-ce la seule raison ?

Il y a aussi le fardeau fiscal, le carcan réglementaire et législatif. Tout cela n'est pas nouveau, mais depuis deux ans, le pouvoir socialiste a considérablement aggravé la situation. François Hollande porte une responsabilité très claire. Le changement de cap permanent en matière de fiscalité a déboussolé les acteurs économiques, qui veulent au contraire de la stabilité et de la visibilité.

François Hollande n'a-t-il pas fixé un cap avec son pacte de responsabilité ?

Son discours du 14 janvier, dans lequel il a fixé les grandes orientations de ce pacte, m'a intéressé car pour la première fois, on discernait un cap de moyen terme : la compétitivité des entreprises, la baisse des impôts et des dépenses publiques. J'avais été l'un des premiers à dire « chiche » à l'époque, même si cela me semblait tardif.

Mais aujourd'hui, je suis déçu par ce pacte et n'aurais pas voté le plan d'économies de 50 milliards car il ne s'appuie sur aucune réforme de structure. La non-indexation des retraites ou le gel de l'indice de la fonction publique ne sont que des mesures de court terme. Ce sont donc des économies fragiles et le problème reste entier.



Quelles réformes de structure préconisez-vous ?

Quatre réformes me semblent essentielles pour introduire davantage de responsabilité dans notre système social. Il faudrait décaler l'âge légal de départ à la retraite, en le portant progressivement à 65 ans. Il faudrait aussi une dégressivité plus rapide des indemnisations chômage, au fur et à mesure de l'amélioration de la situation de l'emploi, pour ne pas encourager ceux qui préfèrent bénéficier des aides au lieu de rechercher du travail.

En matière d'assurance-maladie, plusieurs réformes me semblent également nécessaires pour responsabiliser les Français, dont le rétablissement de la journée de carence pour les fonctionnaires. Enfin, il faut réformer notre millefeuille administratif, notamment en supprimant les départements.



Est-ce une folie de vouloir sortir de Schengen et de se replier sur une Europe des six, comme le propose Laurent Wauquiez ?

Son idée ne tient pas la route. Il est impensable de revenir à une Europe des six. En revanche, je suis favorable à une Europe à deux vitesses : la zone euro, qui doit être le noyau dur et dans laquelle il faut encore plus d'intégration, notamment une plus grande harmonisation fiscale, et une Europe des vingt-huit plus souple.

Quelle réforme de Schengen prônez-vous ?

Si je suis pour le maintien de cet espace de libre circulation, je suis en revanche pour un renforcement des frontières extérieures. Frontex doit avoir les moyens de travailler efficacement. C'est l'un des enjeux fondamentaux de l'Europe mais aussi de la France : savoir gérer les mouvements de population. Il faut lutter contre l'immigration clandestine, réguler l'immigration autorisée, réduire drastiquement les délais d'instruction du droit d'asile.



Et puis nous sommes devant un grand débat de société : comment la France peut-elle rester elle-même dans un monde ouvert, comment réussir l'unité dans la diversité ? Face à l'islamophobie latente, qui fait le terreau du FN, nous devons suivre une ligne claire : nourrir un dialogue confiant avec les musulmans qui acceptent nos principes républicains fondamentaux, notamment la laïcité et l'égalité hommes-femmes, et combattre avec la plus extrême énergie tous les extrémistes. Il faut bien faire la distinction et ne surtout pas céder aux amalgames à l'égard d'une composante importante de la société française.

8 Mai 2014

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