« Pour changer l’Europe, il faut une volonté gaullienne à l’Elysée »
Propos recueillis par Laurent Ottavi
Christophe
Beaudouin, ancien avocat et conseiller d’un groupe de parlementaires
européens, fait paraître La Démocratie à l’épreuve de l’intégration
européenne (LGDJ, 2013), livre issu de la thèse de doctorat en droit
qu’il a soutenue le 29 mai 2013. Celle-ci constitue l’unique étude
scientifique analysant les conséquences de l’intégration européenne sur
la démocratie. Elle a été saluée par le jury de l’Université
Paris-Descartes d’une mention « très honorable ».
L’auteur
y décrit l’Union européenne comme un « laboratoire expérimental de
la gouvernance mondiale » pour laquelle il n’y a plus de citoyens
mais des individus déracinés, hédonistes et consuméristes. En
abandonnant des pans entiers de souveraineté, les États européens ont
acté le changement de régime qu’annonçait Philippe Séguin en 1992, de
la démocratie à l’oligarchie technocratique. L’urgence est donc à un
retour du politique, c’est-à-dire des nations en Europe. Pour ce faire,
des élections européennes ne suffiront pas. Christophe Beaudouin en
appelle à un rapport de force politique, à l’image de ce qu’avait fait
le Général de Gaulle avec la politique de la chaise vide.
CHRISTOPHE BAUDOUIN. —Jacques
Delors a presque raison, si je puis me permettre. L'européanisation est
un "processus d'union sans cesse plus étroite" comme l'affirme le
préambule du traité depuis 1957. C'est-à-dire qu'elle n'est pas une
institution ou un but mais qu'elle se définit par son propre mouvement,
un processus perpétuel, à l'image de l'architecture babélienne du
Parlement de Strasbourg dont le sommet présente un aspect inachevé.
C'est pourquoi les juristes peinent à la qualifier selon les catégories
traditionnelles du droit public.
Ceci marque l'affaissement de la démocratie comme régime politique de
"gouvernement de soi" par le peuple, au profit de la démocratie comme
processus d'égalisation absolu, par la fin des limites et distinctions
au nom du droit de tous sur tout. Le citoyen est dépossédé, anéanti, au
profit d'une culture hors sol de l'individu. Le politique, plus
particulièrement le représentant du peuple, s'est volontairement démis
du pouvoir de dire le droit et d'organiser la vie économique et sociale
de la société.
Selon une étude du ministère allemand de la Justice, en 2004, déjà
81,6% de nos lois avaient Bruxelles pour origine. Je dirais donc plutôt
que l'Union est un "objet identifié non-politique" : elle traduit la
sortie effective du politique. L'État membre ne l'est plus qu'au sens
organique de "démembrement" d'un système qu'il a bâti, qu'il finance,
dont il adopte et exécute les décisions et dont il pare de sa propre
légitimité.
Les élites européennes ont en réalité renoncé aux responsabilités
décidément exigeantes de la souveraineté. Alors que la mondialisation
exigerait l'inverse ! Nulle part au monde les grandes puissances n'ont
fait une chose pareille. La fin des frontières et les abandons de
souveraineté démocratique consentis depuis un peu plus de vingt ans au
système de gouvernance européen - Bruxelles, Francfort et Luxembourg
pour les affaires économiques et juridiques, la Cour de Strasbourg pour
les droits et libertés individuels — marquent le basculement du régime
démocratique vers la "technocratie de marché".
« L’Union européenne traduit la sortie effective du politique »
Elle est le laboratoire expérimental de la gouvernance mondiale, qui
compte déjà près de 2000 organisations formant une "administration
globale" produisant un droit global supérieur et immédiat. Ainsi, les
« deux Europe » – celle des droits fondamentaux avec le
Conseil de l’Europe aujourd’hui relayé par l’Union et celle du marché
unique européen puis mondial – procèdent d’un seul et même mouvement
unificateur, sous l’autorité et l’impulsion de la jurisprudence
prétorienne européenne.
Plus exactement, elles procèdent l’une de l’autre : la
libéralisation culturelle portée par l’abolition des hiérarchies, des
interdits, des « tabous » et des frontières de toute nature
avec les nouveaux droits de l’homme et la promotion des
« minorités », constitue la prémisse et le pendant à la
libéralisation économique intégrale portée par le marché unique et la
globalisation. En rompant leurs attachements familiaux, nationaux,
sociaux, culturels ou institutionnels, les individus peuvent mieux
jouer leur rôle indispensable à l’extension et au fonctionnement du
marché, en particulier grâce à une meilleure perméabilité au marketing,
par l’acte de consommation.
En retour, l’extension du règne de la marchandise à tous les domaines
de l’existence nourrit cette culture de transgression et d’abolition de
toutes les limites. Ainsi, le régime de l’Union européenne porte à
merveille l’utopie mondialiste d’un univers illimité et unifié peu à
peu par le mouvement perpétuel des capitaux, des biens, des services,
des individus et des mœurs, à la faveur du développement technologique
et des « droits » conçus comme le cœur des valeurs
démocratiques. Il est le régime d’un univers peuplé d’individus, de
plus en plus atomisés et déracinés, titulaires de multiples droits
subjectifs, de peu de devoirs et responsabilité qu’elle soit collective
ou individuelle, et soumis aux seules obligations qu’ils ont consenties.
Philippe Séguin
craignait que 1992 ne soit le contraire de 1789. En quoi ce processus
d’intégration européenne que vous décrivez se fait-il contre la
démocratie, alors que l’UE prétend la défendre ?
Dans son fabuleux discours de 1992 devant l'Assemblée nationale,
Philippe Séguin a annoncé le basculement vers un régime oligarchique.
Ce que j'appelle "technocratie de marché" est une rupture non seulement
avec la nation de 1789 mais aussi avec celle les "quarante Rois qui ont
fait la France". Elle est le symptôme d'une démocratie fatiguée en tant
que régime, sortie de son champ politique comme un fleuve en crue
s'engouffrant partout ailleurs — dans la famille, à l'école, dans les
églises —pour effacer les limites, distinctions et hiérarchies.
L'ensemble UE-Conseil de l'Europe est le régime de cette liberté
extrême et cette égalité extrême annoncé par Montesquieu et
Tocqueville.
Il y a en réalité devant nous bien autre chose qu’un simple
« déficit démocratique ». Avec cette formule en trompe-l’œil,
répétée sur le mode de la dénonciation incantatoire, une doxa
européenne a pu faire, par la négative, de la légitimité démocratique
de l’Union et de son droit un postulat indiscutable : en concédant
une insuffisance, on présuppose l’existence du tout. Un
« déficit », au moins, peut-il être comblé.
En l’espèce, on jure la main sur le cœur que le système doit corriger
absolument son « déficit » de légitimité et ce, généralement,
en accélérant sa marche unificatrice et le transfert de compétences au
profit d’organes technocratiques. Or, en fait de
« déficit », on découvre vite un vertigineux abysse
démocratique, creusé au fil de l’intégration par la maladie originelle
de la construction européenne qui dissout, peu à peu, non pas seulement
les souverainetés nationales, mais tout principe de souveraineté
politique. Une maladie qui prive la postestas européenne de
la légitimité qu’une auctoritas pourrait lui conférer.
« Il n'y a plus de Ve République ni de République du tout, au sens de la Res Publica »
À partir des conditions politiques posées à l’adhésion depuis le
Conseil européen de Copenhague, en 1993, et de celles énumérées par les
traités, qui font écho à celles des Nations-unies, on peut déterminer
et rassembler un certain nombre de critères de l’État de droit
démocratique, au regard du droit européen.
J'y ai dénombré sept critères constitutionnels à partir desquels il est
possible de jauger l’ordre juridico-politique européen, dès lors qu’ils
émanent de l’Union et de ses États membres en tant que tels.
Naturellement non exhaustifs, ces sept critères constituent
le minimum constitutionnel démocratique. Rappelons qu’ils sont à
la fois complémentaires, interdépendants et équivalents :
1. la primauté du droit
2. la séparation des pouvoirs,
3. la stabilité institutionnelle,
4. l’égale représentation des citoyens,
5. la responsabilité politique,
6. l’intelligibilité du pouvoir et
7. la neutralité constitutionnelle.
Force est de constater que le régime européen post-démocratique dans
lequel nous sommes entrés presque sans nous en apercevoir au cours des
trente dernières années, ne respecte aucun de ces critères
constitutionnels de la démocratie politique. Or je rappelle que
l'article 89 de notre Constitution de 1958 interdit toute révision qui
porterait atteinte à "la forme républicaine du gouvernement".
Cette gouvernance supranationale et technicienne, cet "empire" comme
dit Barroso, qui marginalise les parlements nationaux et le vote
référendaire des peuples (2005, 2008) n'est assurément pas un régime de
forme ni de finalité républicaine, un "gouvernement du peuple, par le
peuple, pour le peuple" tel que défini aux articles 1 et 3 de la
Constitution. La légalité des révisions constitutionnelles préalables à
la ratification des derniers traités européens est donc plus que
douteuse au regard de l'interdiction posée par l'article 89. Depuis
1958, les deux tiers de la Constitution française ont été modifiés,
notamment pour y faire pénétrer l'ordre juridique européen. Il n'y a
plus de Ve République ni de République du tout au sens de la Res
Publica.
Vous citez Luuk Van
Middelaar dans l’introduction : « Le cercle des États précède
l’Union. » Quelle est la responsabilité des États dans ce
processus d’intégration qui leur lie les mains ?
Toute l'histoire de la construction européenne, c'est l'acquiescement
implicite ou explicite des représentants des États aux coups de force
menés de l'intérieur par une minorité d'ultras européistes déterminés,
à la Cour de justice de Luxembourg et à la Commission en particulier.
Seul de Gaulle sut vraiment s'opposer aux embardées de Bruxelles, en
décidant la politique de la chaise vide qui déboucha sur l'heureuse
solution du Compromis de Luxembourg en 1966 favorisant l'avancée de
l'Europe dans le respect et la confiance mutuelle. L'élection de
François Mitterrand ferma cette parenthèse de l'Europe des nations pour
ouvrir toutes grandes les portes de la France et de l'Europe à la
technocratie de marché avec l'Acte unique de 1986 puis Maastricht en
1992.
Avec la crise financière et de l'euro, les États créditeurs ont dû
reprendre un peu la main à travers le Conseil européen, la seule
instance vraiment démocratique de l'Union aujourd'hui. Mais ce fut pour
adopter des mécanismes encore plus technocratiques de mise sous tutelle
économique et budgétaire des démocraties nationales (six Pack, two
Pack, Semestre européen, TSCG).
« Faire l’Europe à
partir de la tabula rasa, c’est-à-dire sans ses nations
fondatrices et sans souveraineté,
c’est en réalité la liquider »
D’après les sondages
et les taux d’abstentions aux précédents scrutins, les Français se
désintéressent des élections européennes. Sont-elles d’un intérêt autre
que symbolique ? Une victoire de partis souverainistes peut-elle
changer la donne européenne ?
La méfiance des Français n’est que le reflet de celle des Européens en
général à l’égard d’un processus dans lequel ils ne se reconnaissent
plus, parce qu’il les prive à la fois de leurs droits citoyens, dissout
leurs identités et compromet l'avenir de la civilisation européenne.
Cette méfiance s’est transformée en défiance. La chute de vingt points
de la participation aux élections européennes de 1979 à 2009 en est un
indicateur fort. Aujourd’hui, chacun voit bien que les promesses de
prospérité et de puissance n’ont pas été tenues, que la combinaison de
l’euro rigide et cher au libre-échange intégral et brutal est en train
de nous ruiner et que des « non »référendaires ont été tout simplement
ignorés. Les Européens ont abandonné leurs frontières, leurs
souverainetés et leurs identités : incroyable saut dans le vide qui met
nos économies, nos démocraties et nos sociétés au bord de l’implosion.
L'arrivée en masse de députés eurocritiques ou souverainistes au
Parlement européen au lendemain de l'élection du 25 mai aura un impact
psychologique fort mais ne changera pas la donne politique dans cette
assemblée dominée par le consensus entre les groupes du "Parti
européen", soit les trois quarts des eurodéputés. Je rappelle que cette
logique du compromis permanent a pour effet de voir les trois
principaux groupes actuels voter d'un seul homme plus de 95% des textes
(votes finaux par appel nominal). Et pour cause : ils partagent pour
l'essentiel des grandes options économiques et politiques européennes,
lesquelles sont fixées dans le marbre des traités.
Nous sommes entrés dans la "démocratie apaisée", expression orwellienne
qui désigne bien la réduction à néant de la dispute démocratique, c'est
à dire du débat libre et ouvert dont l'issue était tranchée
souverainement par les citoyens. Pour vraiment "changer d'Europe",
quelques dizaines de députés ne suffiront pas. Ce qu'il faudrait, c'est
une volonté gaullienne à l'Elysée.
Sur quelles bases devrait-on reconstruire l’Europe ?
La véritable reprise de l'Europe des mains de l'oligarchie est celle
qui saura effectivement porter la civilisation européenne. «
J'appelle Europe toute terre qui fut romanisée, christianisée et
soumise à l'esprit de discipline des Grecs » écrit Paul Valéry. Le seul
programme authentiquement européen ne peut donc être que celui qui
reconstituera notre immunité devant les germes puissants du
déracinement généralisé. C’est celui qui voudra réenraciner l’économie
et la finance dans le réel, le droit dans la recherche du bien commun,
les personnes dans leurs communautés affectives naturelles et le
pouvoir dans la volonté du peuple.
Prétendre « faire l’Europe » à partir de la tabula rasa, c’est à dire
sans ses nations fondatrices et sans souveraineté, c’est en réalité la
liquider, et avec elle, la démocratie et tout espoir de prospérité et
de sécurité. De fait, ce n’est plus qu’un marché et un espace de droits
individuels sans frontières sous administration technocratique au
service du bloc euro-atlantique. Il faut une nouvelle renaissance
européenne, en bâtissant l’Europe des souverainetés partenaires, celle
de la coopération à géométrie variable entre ses démocraties.
«Il faudrait réunir une conférence intergouvernementale pour une remise à plat complète des traités »
Il y a quatre urgences européennes :
1/ la transformation de l’euro en monnaie commune, permettant aux pays
qui en ont besoin de dévaluer leur monnaie pour retrouver l’oxygène qui
leur manque,
2/ la clause de sauvegarde de Schengen pour permettre le libre rétablissement des contrôles fixes aux frontières des États,
3/ un grand plan européen de relocalisation industrielle,
4/ un grand plan de revitalisation démographique.
Au niveau national, trois réformes simples permettraient de commencer à rétablir le contrôle démocratique :
1/ affirmer la supériorité absolue de la Constitution dans tous ses éléments,
2/ instaurer un examen parlementaire systématique des projets
législatifs européens et un mandat de négociation s’imposant aux
ministres se rendant à Bruxelles,
3/ supprimer le caractère indicatif du vote de la contribution
française annuelle à l’UE et autoriser les amendements parlementaires.
Pour l’avenir, il faudrait réunir une conférence intergouvernementale
pour une remise à plat complète des traités et bâtir l’Europe des
anneaux olympiques. Elle devrait être constituée de deux types de
cercles : l'un très large, au niveau supérieur, les autres à géométrie
variable, au niveau inférieur. Le niveau supérieur serait le
cadre d'une confédération européenne élargie, ouverte à toutes les
nations démocratiques du continent jusqu'à la Russie et aux pays de la
Méditerranée. Elle organiserait une vaste concertation permanente sur
les questions stratégiques, de développement préférentiel des échanges,
d’énergie, de terrorisme, d’environnement et de développement.
Le niveau inférieur serait un espace de coopérations libres et à la
carte entre les États et les partenaires publics et privés et secteur
par secteur : recherche scientifique, programmes industriels, défis
environnementaux, lutte contre l'immigration clandestine, espace,
protection sociale, politique agricole commune...
Une Agence serait créée pour chaque communauté spécialisée, en
coordination avec l'Agence centrale. Chaque Agence spécialisée serait
placée sous la direction du Conseil des ministres correspondant doté de
pouvoir de proposition et d'action et pour chaque Parlement national un
droit de non-participation.
Christophe Baudouin
La Démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne
LGDJ, décembre 2013
562 p., 55, 10 €
28 Mai 2014
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