Faire Repartir une Europe en Plein Doute
Par Eric Le Boucher
Tous
les clignotants économiques montrent que la reprise s'est étouffée. La
défiance qui préside désormais aux rapports franco-allemands, ajoutée
au conservatisme de la Commission, laisse notre continent sans solution.
Il
n'y a pas que l'organisation de l'Etat islamique qui entend détruire la
civilisation européenne démocratique, laïque, infidèle. Il y a les
responsables européens eux-mêmes qui laissent s'installer la stagnation
et le chômage de masse. Leur immobilisme fait le lit du rejet.
L'appauvrissement et la déception conduisent au nationalisme, qui
conduira à la disparition de l'idée d'une communauté européenne,
laquelle laissera les Etats humanistes, séparés, petits, désarmés,
proies faciles.
Tous
les clignotants économiques montrent, avec clarté, que la reprise s'est
étouffée. La croissance de la zone euro atteindra 0,8 % cette
année et 1,1 % en 2015, selon l'OCDE, mais tous les indicateurs
avancés laissent penser que c'est un scénario bien trop optimiste.
L'Italie est retombée en récession, la France en stagnation et
l'Allemagne, qui croyait s'en sortir de son côté, voit les freins se
serrer. Notre voisin, malgré les réformes Schröder, souffre gravement
d'une population vieillissante, d'une productivité trop faible,
d'infrastructures abîmées, d'un coût de l'énergie prohibitif, d'une
spécialisation industrielle aujourd'hui favorable, face à ses
concurrents européens, mais demain de plus en plus défavorable, face
aux ambitions de la Chine dans les transports et la mécanique. La
croissance « potentielle » de l'Allemagne, 0,4 %, est
inférieure à celle de la France, 0,8 % (1).
Et rien ne se passe. L'Europe, cent ans après, replonge dans une
stérile guerre de tranchées. Idéologique cette fois. La visite de
Manuel Valls à Berlin a mis en lumière l'opposition des deux camps,
celui de l'offre et celui de la demande. Les Allemands, leurs alliés et
l'ancienne Commission de Bruxelles n'entendent rien que les
« réformes structurelles ». Ils veulent que tous les pays
membres fassent du Schröder, coupent dans les dépenses et les coûts
salariaux pour redonner de l'élan au secteur privé. En face, Français
et Italiens, épaulés par les Américains, le FMI et tutti quanti,
plaident que la conjoncture prime. Ils s'appuient sur Keynes pour dire
que les réformes structurelles ont des effets récessifs et que, bref,
ce n'est pas le moment. La meilleure chose que Berlin et Bruxelles
puissent faire est de « relancer », investir chez eux,
dépenser, grossir les salaires et la consommation. La croissance
européenne aura meilleur souffle, on pourra commencer les réformes.
Ce dialogue de sourds pousse chaque camp à faire le minimum et à
accuser l'autre. La croissance, dans ces conditions, n'est pas près de
repartir. La guerre de tranchées idéologique a mené à l'enlisement
européen.
Les torts sont partagés. Les Français sont les premiers coupables pour
avoir choisi, il y a quarante ans, un mode de croissance payé par la
dette et pour rester réticents à remettre cette facilité politique et
sociale en cause. Comme le dit cocassement Xavier Fontanet (2),
jamais Keynes n'aurait recommandé de faire de la relance pendant
quarante ans ! Et pourtant, si.
Depuis la crise du pétrole de 1973, la France se retranche derrière
« la conjoncture trop faible » pour ne jamais engager ses
réformes. Manuels Valls continue dans les traces de ses prédécesseurs,
il laisse filer le déficit, confirmant nos voisins dans leur
attentisme. Il y aurait en France des économies budgétaires et de
vastes réformes « non récessives » à engager :
subventions, formation permanente, libéralisations, horaires de
travail, droit du travail (3).
La France est surtout coupable de ne pas avoir de « proposition
offensive » pour une grande sortie par le haut de la crise
actuelle. C'est à la France de bâtir un plan de reconstruction
d'ensemble économique et politique.
L'Allemagne est coupable, depuis 2008, de toujours traîner les pieds,
pour sauver la Grèce, pour sauver les banques, pour faire l'union
bancaire, pour tout. Notre voisin voit tellement Keynes comme source
d'inflation (avec Hitler au bout), qu'elle fait, à tort, obstacle à
toute réflexion sur la « demande ». Conséquence : Mme
Merkel finit par céder, mais mal et toujours trop tard.
Il serait temps d'écouter Mario Draghi : l'Europe souffre des
deux, et d'une offre non compétitive et d'une demande atrophiée.
Pourquoi le dialogue franco-allemand ne parvient-il pas à s'ouvrir sur
cette base ? Parce que la défiance préside désormais aux rapports
franco-allemands, durcis en blocs accumulés depuis le funeste traité de
Nice, de l'époque Chirac-Jospin- Schröder. Il serait temps de voir le
péril de la stagnation venir, de le crier et de retrouver une ambition
qui combatte l'euroscepticisme avec des mesures concrètes (4).
Le troisième coupable est Bruxelles. La Commission s'est soumise aux
ordres des gouvernements, qui, depuis Nice, la veulent sans pouvoir.
Elle n'a rien proposé lors de la crise, elle a manqué d'idées et de
force. La nouvelle équipe peut-elle surmonter les obstacles
institutionnels et retrouver un élan ? Il suffirait de se mettre
dans les traces de Mario Draghi, qui innove et qui sait avancer sans
que les Allemands le bloquent. Jean-Claude Junker parle d'un programme
de 300 milliards d'investissement, mais les instruments se
dérobent. La Banque européenne d'investissement, convoquée, répond
qu'elle craint pour son triple A !
Mme Merkel n'affronte pas son opinion, tentée par l'isolationnisme,
M. Hollande n'affronte pas son parti enfermé par l'obscurantisme,
Bruxelles s'empêtre dans la médiocrité des petits pouvoirs de bureau,
la BEI regarde sa note… L'Europe se meurt.
Eric Le Boucher est
éditorialiste aux « Echos »(1) Patrick Artus,
« Flash », 16 septembre, Natixis.(2) « Pourquoi pas
nous ? » Fayard.(3) Agnès Bénassy-Quéré, « Les
Echos », 24 septembre.(4) « Pour une Communauté
politique de l'euro », Groupe Eiffel Europe.
29 Septembre 2014
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