Des idées à réaffirmer sur l'Europe
Par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan
D'où vient la crise européenne, comment en sortir ? Réponse en cinq affirmations, simples, mais fortes.
1- L'Europe est un projet politique avec une dimension économique.
Dans le contexte de la guerre froide et de la compétition avec l'URSS,
l'Europe a cherché à offrir une vitrine économique contrastant avec la
pénurie qui sévissait à l'est de l'Europe. La manifestation la plus
spectaculaire a été Berlin Ouest comparé à Berlin Est.
L'Europe économique s'inscrit dans la politique des Etats- Unis à
l'égard de l'Europe. Son premier volet est le Plan Marshall, pour
éviter un effondrement de l'Europe et assurer des débouchés aux
entreprises américaines menacées par la fin de l'effort de guerre. Le
second volet est la mise en place d'un grand marché européen, une
préfiguration de futurs Etats-Unis d'Europe.
2- La logique économique de cette Europe économique a été celle d'un grand marché
Cette logique s'est accompagnée d'une une référence explicite, le
modèle américain. Cela impliquait la liberté des échanges
de marchandises et de services (suppression des contingents et des
droits de douane) des hommes et à terme des mouvements de capitaux. En
attendant leur libération totale, des mécanismes de solidarité
financière et de compensation entre les monnaies sont mis en place avec
l'OECE et l'Union Européenne des Paiements.
Pour assurer un fonctionnement cohérent de ce marché, une politique
commerciale et une politique de la concurrence commune sont
prévues. Si l'inspiration de l'Europe économique est
principalement libérale, des préoccupations plus
« dirigistes », correspondant principalement à des demandes
françaises, ne sont pas absentes du traité de Rome.
L'existence d'un secteur public économique n'est pas mise en cause, à
condition que les entreprises publiques respectent les règles du
marché. De plus, le principe de « politiques communes » est
admis, même si leur contenu demeure flou. Un pas important fut franchi
au début des années 60 avec la Politique Agricole Commune imposée par
la France en trompant la vigilance des Etats-Unis. N'oublions pas la
CECA et EURATOM, mais ces institutions correspondaient plus à des
préoccupations stratégiques et politiques qu'économiques.
3- Cette Europe économique, le Marché Commun, a été longtemps un succès.
La progression des échanges a été spectaculaire et les avantages d'un grand marché concurrentiel ont été incontestables.
Quelques raisons non limitatives de cette réussite :
- l'étalement dans le temps des mesures de libération des
échanges avec un calendrier et des étapes précises, permettant aux
acteurs économiques, principalement les entreprises de se préparer.
Cela a duré dix ans : 59/68...aujourd'hui, les réformes dites
structurelles doivent se réaliser dans l'année ;
- un équilibre institutionnel original et efficace, ce qu'on a appelé
la méthode communautaire : d'un côté une Commission non contestée
disposant du pouvoir de proposer ; de l'autre des Etats peu
nombreux, sans puissance hégémonique (l'Allemagne étant encore divisée
et ayant besoin de l'Europe)
L'élargissement, après 2004, aux ex- démocraties populaires a montré
que les effets d'un grand marché demeuraient. La Pologne est la
réussite la plus éclatante, mais il en existe d'autres, par exemple la
Slovaquie.
Fort de ce succès, l'Europe économique franchit une étape
supplémentaire en adoptant une seule monnaie, l'euro, mettant fin aux
désordres dans les échanges engendrés par les dévaluations successives,
notamment françaises.
4. Et pourtant, l'Europe économique est en 2015 dans une crise profonde.
Que s'est-il passé ? Retenons six facteurs qui se combinent.
- 1 le ciment politique s'est désagrégé avec l'implosion de l'Union Soviétique.
Plus besoin de vitrine. Plus de nécessité pour l'Allemagne de se lier
étroitement à l'Europe, alors que s'ouvraient les marchés de la
Mitteleuropa. Plus d'équilibre entre les deux piliers de la
construction européenne, la France et l'Allemagne ;
- 2 la
mondialisation est entrée dans une nouvelle phase avec les nouvelles
techniques de communications et de transports. de la
montée des pays émergents. L'attitude européenne a été ambiguë. Elle
n'avait ni la force ni l'envie de s'opposer à une extension des
marchés, qui présentait des avantages pour le consommateur européen et
ses entreprises exportatrices. Elle a été suiviste et silencieuse.
A l'égard de la Chine, sa position a été molle, n'exigeant pas toujours
la réciprocité (marchés publics, rachats d'entreprises) sous la
pression des exportateurs allemands. Dans plusieurs pays, dont la
France, la mondialisation a été vécue comme le mal absolu et l'Europe
comme un rempart inefficace. Il s'en est suivi une désaffection à
l'égard de l'Europe dans les opinions publiques. Le gigantesque
transfert de richesses au profit de pays comme la Chine a été
interprétée comme un échec de l'Europe et non comme l'indication qu'un
nouveau monde était né, rendant nécessaire un changement de
comportements et de politiques dans les pays développés;
- 3 l'équilibre institutionnel initial a quasiment disparu. Les
Etats- Nations affaiblis par la guerre ont à nouveau affirmé leurs
prérogatives, dont la France gaullienne, au profit des gouvernements et
au détriment de la Commission et de la recherche de compromis. La
méthode communautaire préconisée par Jean Monnet est morte. Un
exemple : les Etats n'ont plus voulu d'un président de la
Commission à la Jacques Delors qui leur fasse de l'ombre et ils ont
choisi des personnalités effacées. Les élargissements successifs ont
abouti à un système qui dysfonctionne en permanence :
multiplication des commissaires (un par pays) qui interviennent chacun
dans leur secteur sans véritable coordination, incapacité à organiser
entre 28 chefs de gouvernement des débats politiques, refuge de la
commission dans un réglementarisme tatillon. Ces défauts ont été
d'autant plus perçus par les opinions publiques, que Bruxelles a servi
de bouc émissaire aux Etats défaillants;
- 4 la financiarisation incontrôlée;
dans la phase initiale, la finance était peu présente. La régulation
des banques et des marchés de capitaux restait nationale et la liberté
des mouvements de capitaux circonscrite aux opérations liées aux
exportations et importations. A la demande de l'Allemagne, à la fin des
années 80, la libération fut totale, sans harmonisation préalable de la
fiscalité. Au même moment, le volume des opérations financières
explosait dans les économies développées et le secteur bancaire
s'hypertrophiait. Bruxelles inconscient et impuissant, laissait se
développer des bulles financières et l'évasion fiscale au détriment de
l'économie réelle ;
- 5 le triomphe du « tout marché ».
Il était prévu deux pôles dans le traité de Rome, le marché et
les « politiques communes » même si le premier était le plus
important. Le second pôle s'est effacé avec le triomphe des thèses
néolibérales. Le tournant a été l'accès aux responsabilités de Thatcher
et Reagan en 1979/ 80. L'idée folle s'est répandue, notamment en
Europe, que le marché était la réponse à tous les problèmes et qu'il ne
pouvait ni se tromper ni nous tromper. Moins de politique et plus de
marché. Telle a été la ligne politique de tous les dirigeants
européens, Jacques Delors compris. Il a mis en place le « grand
marché », seul point d'accord entre les Etats, arrachant en
contrepartie quelques éléments de politiques communes, les « fonds
structurels » et une amorce de politique sociale mais pas de
politique industrielle.
Quelques exemples de cette cécité. Un marché des droits à
polluer, excellente initiative, est mis en place, mais aucune autorité
de marché n'est instituée. Résultat : le marché non régulé
s'effondre, enlevant toute pertinence à ce volet important de la
politique européenne de l'environnement.
Autre exemple : l'euro. La monnaie est un bien public et il ne
peut y avoir de monnaie unique sans une forte dimension politique.
Certains aspects ont été escamotés lors de la création de l'euro:
flou complet sur la politique de change (ce serait au marché seul de
définir la valeur de la monnaie comme pour une simple marchandise)
absence de politique de gestion des crises, les mécanismes prévus
(techniquement insuffisants) devant rendre impossible le
déclenchement d'une crise. Lorsque la crise est survenue, le système,
complexe et désorienté n'a pas été capable de fournir rapidement des
réponses rapides compatibles avec les exigences des marchés. Le pari
fait par beaucoup que l'Europe avance de crise en crise s'est révélé
dangereux.
- 6 la mise en œuvre depuis quatre ans d'une politique conjoncturelle catastrophique.
La comparaison avec les Etats-Unis montre qu'un autre « Policy
mix » était possible. Donner la priorité au désendettement des
entreprises, des banques et des ménages sur celui de l'Etat, conduire
une politique monétaire expansionniste et hétérodoxe (quantitative
easing), attendre le retour de la croissance pour réduire le déficit
public. Telles ont été les recettes d'une politique pragmatique.
L'Europe a fait tout le contraire avec les résultats que l'on
sait : quasi stagnation et pas de désendettement. Elle a ignoré
les effets cumulatifs des mesures récessives prises dans les différents
pays et la nécessité de les étaler dans le temps.
5- Sortir de la crise : l'Europe économique doit être relancée
La construction européenne peut être comparée à un vélo : si
elle n'avance pas, c'est la chute. Il faut avancer. Pour avancer,
il faut une vision de l'avenir, une capacité à se projeter dans
l'espace et dans le temps. Le défi est tout autant intellectuel
que politique et technique.
Quelques pistes.
1 Redonner à la politique une place éminente. Sans grandes causes
à promouvoir, l'Europe ne peut au mieux que végéter. Deux leviers sont
disponibles. Le premier est de faire face collectivement aux risques
internationaux majeurs. Dans une vision longue, le risque le plus grave
est la tension inévitable entre les deux premières puissances
mondiales, les Etats-Unis et la Chine. Pour y répondre, l'Europe doit
développer des relations bilatérales actives entre les deux Etats et
les deux sociétés et fournir une contribution à la solution de
problèmes mondiaux, comme celui des monnaies internationales et du
développement. A côté de ce risque de moyen terme, d'autres risques
présentent une plus grande urgence, les risques poutinien et
terroriste, dont la gravité exclut une simple politique réactive au
jour le jour.
Le second est le combat pour la sauvegarde de la planète, limiter
la hausse de la température et préserver la biodiversité.
La politique ne trouvera sa place que s'il existe des lieux de débat
politique dans le cadre ou à côté des institutions existantes. Ils sont
à réinventer.
-2 Développer des politiques communes, qui soient perceptibles
par les Européens. La plus urgente est une politique pour limiter le
chômage des jeunes (25 millions) généralisation d'Erasmus, programme de
formation et de mobilité (Cf : dernier livre de François Villeroy de
Galhau, l'Espérance d'un Européen, éditions Odile Jacob)
Il est également indispensable d'assurer la sécurité des
approvisionnements énergétiques de tous les Européens, notamment par
rapport au gaz russe.
Dans les domaines d'avenir, comme celui des nouvelles technologies de
la régulation de l'internet, de la recherche et de l'espace, une vision
et des politiques communes sont plus que jamais nécessaires. Il
est probable que dans certains cas, il faille démarrer avec
quelques Etats seulement, soit dans le cadre de la coopération
renforcée, soit à la marge des institutions (comme avait fait Claude
Allègre pour l'enseignement supérieur)
- 3 Réinventer la notion de solidarité. Pour les Allemands,
c'est le moyen de leur extorquer des fonds. Ils n'ont pas complètement
tort. Qu'a fait l'Europe lorsqu'elle a du faire d'énormes dépenses lors
de l'unification. Rien. Il faut associer en permanence solidarité et
responsabilité, préciser que la mise en jeu de la solidarité peut
mettre en cause les souverainetés nationales (conditions imposées) et
limiter le champ où s'exerce la solidarité. Cela dit, sans solidarité,
l'Europe rétrécira et ce sont les britanniques qui l'emporteront une
fois pour toutes (traité de libre-échange)
- 4 Infléchir la politique conjoncturelle. Il semble que cela
soit en cours : neutralité de la politique budgétaire en 2015,
interprétation souple de la norme des 3%. Il faut aller plus loin,
contourner systématiquement le traité (la limitation à 60% de la dette
publique est inatteignable avant bien longtemps) et relancer
l'investissement. Le plan Juncker est une contribution positive, autant
par ses effets psychologiques sur les entreprises que par ses effets
mécaniques. Sans une hausse de la productivité, stagnante depuis 2007,
que seule une augmentation des investissements (dans le secteur des
économies d'énergie notamment) assurera, le déclin économique se
poursuivra et la construction de l'Europe se délitera. La bataille de
la productivité et de l'investissement est décisive, comme semble
l'avoir compris la commission Juncker.
-5 Sur ces bases, plus d'ambition, plus de politique, plus de
solidarité, plus de réalisme, des compromis sont possibles pour
résoudre les problèmes pendants, y compris la crise grecque
(rééchelonnement de la dette sur une très longue durée, voire
transformation en rente). Là encore, une approche pragmatique est
nécessaire : pas de modification des traités pour l'instant (cela
prendrait des années) un peu plus de fédéralisme dans le domaine
budgétaire pour sortir de la crise de l'euro, ce qui implique un peu
plus de démocratie.
Une question pour terminer. Quels hommes sont en mesure de
relancer l'Europe ? La réponse n'est pas évidente. Cela dit, il
est des situations qui secrètent les hommes nécessaires. Un
exemple conduit à l'optimisme, celui de Mario Draghi, qui patiemment
invente les solutions en contournant les traités et sauve l'euro.
Regardons la recette : c'est à la fois un italien (subtilité
latine et culture politique) un ancien élève des jésuites (réalisme et
art de la casuistique) et un ex banquier américain (maîtrise de la
mondialisation et de la modernité).
Une urgence pour l'Europe : faire émerger d'autres Super Mario.
Pierre-Yves Cossé
Ce texte a servi d'ouverture à un débat sur l'Europe économique
dans le cadre d'une journée sur l'Europe organisée par l'Association le
Visible et l'Invisible et conçue par Christian Monjou, professeur
honoraire.
21 Janvier 2015
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