L’Europe face à ses vieux démons - Eviter de rééditer les erreurs du passé
Par Michel Santi, économiste*.
Les Allemands ne respectent pas le contrat européen, qui voudrait que l'inflation atteigne 2% au sein de la zone euro.
Les
élites européennes s'enfoncent dans le déni. A moins que leur posture
effarouchée à l'encontre des déficits publics, et en faveur de la
stricte orthodoxie financière, ne soit le reflet de leur tendance
séculaire à l'autodestruction. Tendance, du reste, sur le point de les
emporter pour de bon avec l'accession au pouvoir probable de l'extrême
droite dans bien des nations au sein de cette coquille sans âme que
l'on veut bien encore qualifier d' "Union européenne". Qu'il est
regrettable, pourtant, pour ces élites - et pour nous tous - qu'elles
ne se retournent pas vers les années 1930 - tragiques entre toutes -
afin d'en tirer des parallèles et de précieux enseignements pour
aujourd'hui.
La France responsable de la déflation des années 30
La calamité déflationniste mondiale des années 30 ne fut-elle pas
imputable à l'étalon-or, et notamment du fait de l'attitude de la
France, principale responsable de l'intensification de la Grande
Dépression ? Ayant unilatéralement décrété, sans aucune concertation
avec les autres grandes puissances, l'augmentation massive de ses
réserves d'or de 7 à 27 % entre 1927 et 1932, ayant de ce fait très
substantiellement contribué à assécher l'approvisionnement en or sur
les marchés mondiaux, la France fut donc directement responsable de la
spirale déflationniste gigantesque qui devait s'abattre sur l'ensemble
des nations développées de l'époque. La déflation - principal
traumatisme de la Grande Dépression - aurait ainsi pu être évitée si la
Banque de France avait maintenu ses ratios aurifères de 1927.
C'est donc cette accumulation frénétique de métal jaune de la part de
la France qui a attisé la pression déflationniste globale, alors que le
maintien de ses réserves d'or à leurs niveaux préalables à la Grande
Dépression n'aurait pas altéré la corrélation historique entre prix à
la consommation et à la production d'une part et quantités d'or
détenues par les banques centrales d'autre part. Léon Blum, Président
du Conseil, sortit finalement la France de l'étalon-or en 1936, mais le
mal était fait.
Les années 30 et... aujourd'hui
Quel dommage que les politiques ne soient pas un peu historiens car la
conjoncture des années 30 ressemble étrangement à notre période
actuelle. Si ce n'est que c'est l'euro - sous sa forme actuelle - qui
fait office de nouvel étalon-or. Et si ce n'est que c'était
l'Allemagne, à l'époque, qui se trouvait dans la situation des nations
européennes en souffrance d'aujourd'hui comme la Grèce, comme l'Italie
ou le Portugal! Entièrement dépendante des fonds étrangers, l'Allemagne
avait en effet été laminée par les réparations cruelles dictées par le
Traité de Versailles, dans un contexte général de banques nationales
grossièrement sous-capitalisées. C'est donc une austérité violente et
sans précédent que l'Allemagne dut mettre en place au début des années
30 à la faveur de l'assèchement de ses financements internationaux,
avec pour conséquence mécanique l'explosion de son taux de chômage
ayant culminé jusqu'à 35 % de sa population.
La France des années 30, une posture égoïste et renfermée
Au même moment, la France - qui était à l'époque l'Allemagne
d'aujourd'hui - allait bien. Elle affichait une des économies les plus
prospères et les plus solides du monde, elle naviguait dans cette
période trouble en maintenant un taux de chômage à un seul chiffre, et
des excédents comptables enviables. En mesure de se muer en locomotive
financière du reste de l'Europe de cette fin des années 20 et du début
des années 30, la France préféra néanmoins se murer dans une posture
égoïste et renfermée, refusant d'adopter une politique économique et
monétaire conciliante et expansionniste, et optant plutôt pour ignorer
les déboires de ses voisins. L'effondrement financier de l'Europe doit
donc beaucoup à ce nombrilisme français de l'époque. Exactement comme
certaines nations européennes à la dérive peuvent aujourd'hui, avec
raison, blâmer l'intransigeance allemande pour les extrémités
intolérables où elles sont acculées. Si l'euro est indiscutablement un
étalon, il l'est dans le plus mauvais sens du terme car il ne peut être
abjuré, contrairement à l'étalon or.
Des Allemands qui se complaisent dans un taux d'inflation nul
Quel dommage que nos politiques, que nos économistes et autres
brillants cerveaux issus des « grandes écoles » ne soient pas un peu
historiens. Ils auraient utilement pu analyser les méfaits de
l'étalon-or qui, à l'instar de l'euro, ne tolère les corrections, les
ré équilibrages et les assainissements que par l'entremise de la lame
acérée de la déflation, de l'effondrement du pouvoir d'achat et de
l'intensification du chômage. En effet, que de sacrifices et de
souffrances superflus quand il serait pourtant si simple de soulager
les populations sinistrées d'Europe en augmentant les prix au sein des
nations compétitives, au lieu d'avoir systématiquement à les réduire
dans celles en crise. Dans un contexte où l'inflation est nulle ou
négative en Europe, il suffirait de promouvoir avec ardeur et
détermination un taux d'inflation de 2% en Allemagne. Tout en balayant
d'un revers de main l'indignation des allemands refusant de « subir »
et de « souffrir » un taux d'inflation de 2%, tandis qu'ils se
complaisent dans un taux d'inflation actuel nul, en violation des
objectifs de 2% de la BCE.
L'Allemagne devrait accepter 3% de hausse des prix
La prospérité ne vient jamais sans obligations morales et, à l'instar
de la France de l'étalon-or, l'Allemagne de l'euro d'aujourd'hui doit
admettre qu'une inflation de 0% est tout aussi néfaste - sinon
davantage - qu'une inflation de 3%. Voilà pourquoi un taux d'inflation
allemand inférieur - et même très largement en dessous - des objectifs
définis par la banque centrale est bien plus un signe de maladie que de
vertu. C'est en effet l'ensemble de l'Union qui serait en mesure
d'atteindre un taux d'inflation de 2% si l'Allemagne voulait bien
tolérer chez elle provisoirement un taux de 3%.
Et voilà pourquoi les allemands - et avec eux tous ceux qui s'emmurent
dans leurs certitudes - sont coupables de ne pas respecter le contrat
européen, tout comme ils sont indiscutablement responsables de la
misère des peuples grecs, italiens et autres qui étouffent sous le
poids d'une déflation tout aussi cruelle qu'inutile. La gestion digne
et saine d'une union monétaire exige une hauteur de vues dont semblent
incapables nos dirigeants actuels qui ne parviennent décidément pas à
considérer l'ensemble, préalable indispensable pour réfléchir dès lors
à une distribution des rôles et des devoirs au sein des pays membres.
Tous les ingrédients étant aujourd'hui réunis, l'Europe est donc sur la
même pente suicidaire que celle des années 30. Comment expliquer à
l'Allemagne qu'un pays membre d'une union monétaire ne peut
indéfiniment se rendre coupable de concurrence déloyale ? Et pourquoi
accorde-t-elle tant d'importance à l'hyperinflation de 1923 quand elle
devrait plutôt se montrer profondément soucieuse d'éviter l'année 1933,
qui vit l'extinction de sa démocratie ? Que les dirigeants allemands -
et avec eux tous les beaux esprits persuadés de baigner dans la science
infuse - retournent donc sur les bancs de l'école et qu'ils
réapprennent comment une crise mal gérée fit basculer l'Europe dans
l'horreur dès 1933 !
Michel
Santi est macro économiste et spécialiste des marchés financiers
et des banques centrales. Il est l'auteur de : "Splendeurs et
misères du libéralisme", "Capitalism without conscience" et "L'Europe,
chroniques d'un fiasco économique et politique".
Vient de publier "Misère et opulence", préface rédigée par Romaric Godin.
24 Mars 2015
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