Le nouvel âge européen
Éditorial de l'Humanité par Patrick le Hyaric
La
démocratie naissait à Athènes quand Solon, l’un des sept sages de la
Grèce, décida d’annuler les dettes des pauvres envers les riches. Il y
a quelques jours, derrière les portes blindées de leurs salles
climatisées, les mandataires européens de l’oligarchie ont fait tout le
contraire! Au nom d’une prétendue impérieuse nécessité de rembourser
une dette dont le peuple n’est en rien responsable, ils ont encore plus
serré le garrot qui étouffe la démocratie.
L ’« a-démocratie », le profond mal qui ronge chaque jour un peu plus l’actuel projet européen, dérive vers l’euro-dictature.
Oh, certes, point de chars dans les rues, aucune troupe qui vous
pourchasse. Tout est présenté comme légal à partir de traités européens
écrits dans les antichambres de Bruxelles, recopiant des textes faxés
de Berlin. Ils appellent cela le droit européen. Et quand il advient
que ces textes sont rejetés par une majorité d’électeurs, soit on les
oblige à revoter jusqu’à ce qu’ils disent « oui », soit, comme en
France et aux Pays-Bas, on ne prend même pas la peine d’y mettre les
formes. On applique ce qui a été rejeté.
Les serviteurs des intérêts particuliers de l’oligarchie ont franchi
dans la nuit du 13 au 14 juillet un pas supplémentaire dans le
piétinement de la démocratie et de la souveraineté populaire. Le
gouvernement grec est issu d’une nouvelle majorité parlementaire
démocratiquement élue, avec le double mandat de rester dans la zone
euro et de mettre en œuvre une autre politique que celle qui,
jusque-là, détruisait la Grèce et plaçait la population dans une
insupportable crise humanitaire. Ce mandat a été bafoué, non pas par
Alexis Tsipras, mais par les dirigeants européens qui ont exercé un
odieux chantage à l’exclusion de la Grèce de la zone euro.
Notre défi: vérifier la pertinence de nos stratégies pour faire plier les tenants de l’Europe de l’argent et des marchands.
Aucun chef d’État, quelle que soit sa sensibilité politique, ne s’y est
opposé, dans la pure tradition du consensus droite-social-démocratie
qui préside depuis l’origine à la construction européenne. Ce diktat
était assorti d’une attaque financière sans précédent, d’une fermeture
étanche des robinets du crédit par la Banque centrale européenne, d’une
menace d’effondrement du système bancaire et de l’économie grecque,
avec pour première conséquence l’incapacité de verser les salaires des
fonctionnaires et les pensions de retraite. Soumis à ce véritable «
commandement à exécution » n’offrant comme seule perspective que le
chaos, Alexis Tsipras a été contraint d’accepter une mise sous tutelle
de son pays, accompagnée d’un catalogue de cruautés, et de vols; des
disciplines d’austérité pires que celles qui avaient conduit le pays au
bord du gouffre. Contraint de les accepter mais pas de les approuver,
les jugeant « mauvaises » car sachant pertinemment qu’elles ne
pourraient que tout aggraver.
Le mémorandum imposé avec cette violence inouïe fixe en effet des
objectifs que les plus libéraux des économistes jugent inatteignables.
Même ceux qui l’ont rédigé n’attendent sans doute pas qu’ils le soient.
Leur ambition essentielle est de dissuader les populations de tous les
États européens de s’engager dans une autre voie que celle de
l’austérité à perte de vue et d’un autre type de construction
européenne. Avec la Grèce, c’est un exemple qu’ils veulent faire pour
que, du nord au sud de l’Europe, les populations courbent l’échine.
Pour y parvenir, peu importe de sacrifier la démocratie et les libertés
individuelles et collectives.
Peu importe de bafouer les principes de solidarité, de souveraineté
populaire qui ont présidé à la création de l’Union européenne. Peu
importe, pour eux, de leur substituer, dans les consciences, les venins
de la xénophobie, du nationalisme, du racisme et de l’antisémitisme. En
ce sens, ils jouent avec le pire, celui qui consiste à opposer la
population de tel État à celles de ses voisins. Ce sont de dangereux
aventuriers qu’Alexis Tsipras, Syriza et une majorité de Grecs ont eu
le courage d’affronter. Plus que jamais, nous leur devons
reconnaissance et solidarité.
Étant absolument opposé au mémorandum qui n’est qu’un mandat de
colonisation du pays par les institutions européennes, je me garderai
bien de leur donner des leçons en « changements progressistes». Je
laisserai aux Grecs eux-mêmes, à mes amis de Syriza le soin de trouver,
avec leur population, les meilleures voies possibles pour continuer à
avancer. Il convient toujours de se méfier des leçons que nous
pourrions donner d’ici, loin de l’inconfort absolu des feux de l’action
et des lourdes chenilles des pressions politiques et économiques. Au
vrai, avons-nous nous-mêmes fait tout ce qu’il fallait depuis le 25
janvier pour contribuer à créer un mouvement donnant de la force au
gouvernement Syriza ? Les mêmes institutions européennes contaminées
par la doxa ultralibérale de la grande coalition allemande attendent
que nous brûlions A. Tsipras et ce qu’il incarne sur le bûcher qu’elles
ont elles-mêmes érigé. Ne leur faisons pas ce cadeau qui ouvrirait
encore plus grandes les portes aux extrêmes droites européennes.
Pour l’heure, nous devrions concentrer beaucoup d’efforts à la
solidarité concrète avec le peuple grec en agissant pour que la Banque
centrale européenne alimente le réseau bancaire hellène sans condition,
réclamer les fonds européens nécessaires permettant à la Grèce de faire
face à ses obligations pour le premier accueil des migrants en Europe,
le déblocage des fonds structurels européens qui lui est dû, amplifier
la bataille qui prend désormais une nouvelle ampleur pour une
restructuration de l’insoutenable dette, aider à la création d’un vrai
fonds pour le développement et l’investissement productif ouvrant la
voie au recul du chômage et de la misère ; organiser la solidarité
active pour la démocratie et le respect de la souveraineté populaire.
Mais notre solidarité doit aussi prendre la forme d’un travail profond
et persévérant, indispensable pour répondre aux lourdes questions qui
se posent aux partis et mouvements progressistes de toute l’Europe ! En
effet, non seulement la crise de l’actuelle construction européenne
atteint son paroxysme, mais l’idée même de construire un projet commun
européen est désormais sérieusement atteinte. Ceci alors que, plus que
jamais, l’unité des nations et des peuples, leurs interventions sont
indispensables pour faire face aux puissants et inquiétants défis
communs de l’époque. Qu’il s’agisse des tourmentes mondiales de la
finance, du surarmement et des guerres, qu’il s’agisse des migrations
forcées par la misère, les guerres et le terrorisme, des défis de
l’environnement et du climat, ou de créer les conditions de la
transformation des institutions internationales et des enjeux de
progrès humains.
Les dirigeants européens, installés sous la coupe de la coalition
allemande, n’ont que faire de ces défis. Pire, puisqu’en stimulant les
antagonismes entre les différents peuples, ils ne font qu’alimenter ce
qui pourrait les pousser à s’affronter, pas seulement au plan
économique. La Grèce sert ainsi de laboratoire. Cela concerne chaque
famille, chaque citoyen vivant en Europe, qu’il soit grec ou irlandais,
portugais ou italien, français, allemand, danois ou slovaque. Il
s’agit, pour les partisans de cette Union européenne, conçue pour faire
vivre le capitalisme à son stade actuel, de savoir jusqu’où les
populations pourraient accepter la destruction des droits sociaux,
économiques, démocratiques, leur culture et de leur environnement. Le
grand capital allemand, celui de « la grande Allemagne », a déjà mis
sous protectorat les pays les plus proches, ceux issus de
l’effondrement soviétique. Il est en contradiction et en compétition
avec d’autres sphères de capitaux nationaux français ou italiens ou
encore de pays accueillant des mastodontes nord-américains exonérés de
fiscalité. Quant aux populations des différentes nations – à ne jamais
confondre avec les oligarques qui mènent la danse –, elles sont
considérées comme des variables d’ajustement de cette guerre économique.
La preuve en a été cyniquement administrée avec cette tentative de
créer un prétendu fonds destiné à recueillir 50 milliards d’actifs
issus de la vente de biens publics grecs, que M. Schäuble voulait
installer au Luxembourg, précisément dans la structure financière dont
il est lui-même le président et qui a déjà servi à la privatisation des
biens publics de la RDA ! Son rapatriement en Grèce, sous contrôle des
institutions européennes, n’empêchera pas le pillage organisé des biens
du pays, objectif pour lequel il a été créé.
Ces derniers événements européens posent avec une acuité nouvelle et
dans des conditions inédites la question d’une transformation radicale
de la construction européenne pour aller vers une union de nations et
de peuples solidaires et associés. Les puissances financières ne
l’ignorent pas et réclament, à la faveur de cette crise, une
intégration capitaliste encore plus poussée, avec de nouveaux reculs de
la démocratie.
Les forces progressistes européennes, par leurs capacités d’innovation
et de rassemblement, sauront-elles se hisser à la hauteur de cette
offensive de très grande ampleur et des évolutions qu’elle provoque
dans les opinions publiques des différents États ? Tel pourrait bien
être l’enjeu majeur de la période historique qui s’ouvre. Il reste
beaucoup à faire pour pouvoir l’affronter avec des chances de succès.
En avoir conscience et y travailler jusqu’à se doter des outils
nécessaires, en termes de projet et de propositions, de démarche et
d’actes politiques à l’échelle du continent, permettrait de reprendre
l’initiative pour une Europe solidaire du travail, de la création et de
l’émancipation humaine.
Il y va aussi de la crédibilité d’une autre politique pour sortir de
l’austérité perpétuelle et, plus fondamentalement, d’une politique de
transformation sociale et écologique. Questions essentielles posées à
tout militant progressiste de bonne foi.
Constater le tournant historique à l’œuvre nous oblige à vérifier
sérieusement si nos propositions, nos stratégies sont opérantes,
c’est-à-dire susceptibles de créer un mouvement majoritaire tel qu’il
puisse faire plier les tenants de l’Europe de l’argent et des
marchands. La violence de l’affrontement politique et social contre le
monde du travail et de la création, contre tout choix émis
souverainement par les électrices et électeurs de telle ou telle
nation, appelle à poser, hors de tous les dogmes, avec patience,
courage et détermination, les questions des niveaux et de la qualité du
rapport de forces social, politique, idéologique, culturel à créer dans
chaque pays et, indissociablement, à l’échelle du continent. Et nous
avons à le faire en créant les conditions des rassemblements les plus
larges, les plus conscients face à une infime minorité de privilégiés
qui aujourd’hui dicte sa loi à l’immense majorité. Tout doit être fait
pour éviter la division des peuples et la mise en concurrence des
travailleurs. La transformation-refondation de l’Europe ne viendra pas
de l’addition de petits changements.
Elle devra être partie intégrante d’un mouvement politique d’ampleur
européenne dans lequel ce qui se passe à Paris ou à Madrid nourrit et
s’enrichit de ce qui bouge à Rome, à Londres ou à Berlin. Comment s’y
prendre pour le préparer, sinon par un travail profond sur nous-mêmes,
mêlant débats, rencontres, confrontations, associant les forces
sociales, politiques et écologiques pour des élaborations inédites,
avec l’objectif qu’elles puissent devenir des forces matérielles
susceptibles de changer la donne. Les forces anti-austérité et celles
qui souhaitent une autre construction européenne doivent se rencontrer
et se souder face à l’offensive des tenants de l’austérité, du chômage
et du recul de la démocratie, pour inventer ce chemin nouveau de la
transformation structurelle de nos sociétés et de l’Europe.
Il devient urgent que ce débat s’ouvre et que cet important travail commence.
L’UN DES ENJEUX DU COMBAT IMMÉDIAT EST D’AGIR POUR OBTENIR UNE CONFÉRENCE EUROPÉENNE SUR L’ALLÉGÈMENT DES DETTES.
C’est une grande responsabilité des mouvements progressistes et
transformateurs dans notre pays. La France, trait d’union entre
l’Europe du Nord et du Sud, deuxième puissance européenne, a un rôle
majeur à jouer pour contrer les objectifs néocoloniaux et austéritaires
de l’oligarchie européenne, dans une situation devenue très dangereuse.
Les nationalismes et les droites extrémistes sont désormais en
embuscade. Des tensions nouvelles apparaissent.
Les contradictions à l’œuvre menacent du pire. Comment faire pour que
leur résolution apporte le meilleur pour tous ? Sûrement pas en
acceptant aujourd’hui le sacrifice, sur l’autel de la rapacité des
banques et des dettes, des sociétés grecque, irlandaise, italienne,
portugaise ou espagnole, la nôtre demain et allemande après-demain.
L’un des enjeux du combat immédiat est d’agir pour obtenir une
conférence européenne sur l’allégement des dettes, et que les mille
milliards de création monétaire de la Banque centrale européenne
servent à alléger les souffrances des peuples, et mettre en œuvre un
plan audacieux d’investissement créateur d’emplois, et de formations
adaptées aux nécessités de la transition environnementale.
Que tous ces débats irriguent la prochaine Fête de l’Humanité et lui
confèrent le rôle de déclencheur, d’amorce de renouveau et d’espoir,
tel est aujourd’hui mon vœu le plus cher.
29 Juillet 2015
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