« NOUS AVONS BESOIN D’UNE ALLIANCE MONDIALE CONTRE LE VIRUS »
Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, président de l’Institut Jacques Delors Entretien paru en italien dans La Repubblica, 15 mars 2020, réalisé par Alberto D’Argenio. Traduit de l’italien par Anne Marsaleix.
« Pour l’Europe, la crise du coronavirus est plus grave encore que celle de 2008 et elle déterminera l’avenir de l’Italie dans l’Union. » L’ancien premier ministre italien Enrico Letta nous livre une opinion radicale. Pour lui, le seul moyen d’éviter le pire du point de vue financier et politique est d’apporter une réponse tout aussi radicale à la pandémie : « Nous avons besoin sans délai d’un pacte européen qui devra ensuite s’étendre au G7 de façon à affronter le virus dans une véritable logique de guerre mondiale. »
Parfois, c’est seulement a posteriori que nous comprenons la portée de ce que nous vivons : selon vous, quelles seront les conséquences du Covid-19 sur l’Europe ?
« Pour notre continent, la situation est pire que la crise de 2008, parce qu’elle touche à la fois la demande et l’offre, et parce qu’elle va durer. » Vous ne pensez pas que l’économie repartira rapidement une fois le virus éradiqué ? « Personne ne sait quand la pandémie prendra fin, et quand elle sera derrière nous, la reprise sera très lente. Je pense qu’elle nous affectera toute l’année 2020. »
Est-ce qu’on va tenir aussi longtemps ?
« En 2008, la crise financière a frappé un continent dont l’économie était florissante ; les citoyens pouvaient avoir confiance en l’Union. Aujourd’hui, c’est l’inverse : le Covid-19 arrive dans une Europe affaiblie par le Brexit et fortement divisée entre Est et Ouest. La société est usée par les crises précédentes et le virus sévit dans des pays dont la croissance est proche de zéro et qui comptent de nombreux foyers d’euroscepticisme. »
Voilà qui laisse peu d’espoir.
« Oui, la situation fait froid dans le dos, mais nous avons une longueur d’avance : nous savons quelles erreurs ont été commises après Lehman Brothers et nous pouvons les éviter. »
Que doit s’abstenir de faire l’Europe ?
« En 2008, pour les pays du Nord, l’Union ne pouvait pas être le moteur de la réponse à la crise et aucune politique efficace n’a été lancée. Cette période a duré jusqu’en 2012, année du «Whatever it takes» de Mario Draghi, qui engageait la BCE aux côtés des États, et de la création du Mécanisme européen de stabilité. Ces deux facteurs ont inversé la tendance. Par ailleurs, le Parlement européen a été mis à l’écart, alors qu’il prend le pouls de nos sociétés : son président David Sassoli a raison de tout faire pour le maintenir en fonction. »
Voilà pour le diagnostic. Et le traitement ?
« La Commission européenne d’Ursula von der Leyen a pris une première mesure importante en assouplissant le Pacte de stabilité et les règles antitrust, mais nous devons maintenant aller plus loin : il faut sans attendre lancer un filet de sécurité européen, un réseau de protection qui permette aux gouvernements de faire le nécessaire sans être attaqués par les marchés et finir par s’écrouler. » .
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À propos, avec l’accord de Bruxelles pour ouvrir les caisses, l’Italie ne risque-t-elle pas de se retrouver ensuite contrainte à demander des aides difficiles ?
« Pas si nous mettons en place ce réseau de protection européen. »
Comment doit-il fonctionner ?
« La BCE doit lancer son propre «Whatever it takes» en évitant les erreurs de communication comme celle de Christine Lagarde, et il faut faire du Mécanisme européen de stabilité le cœur de la réponse de l’Union européenne à la crise. Utiliser sa considérable puissance de feu pour soutenir le travail, les entreprises et les banques et pour accompagner les budgets engagés par les gouvernements contre le virus. Nous devons par ailleurs détourner les différents fonds de la Commission européenne pour soutenir les mesures sociales et le budget de l’Union européenne pour la période 2021-2027 doit atteindre 1,3 % du PIB, comme le demande le Parlement, et ce contre l’avis des pays du Nord. »
S’en remettre au Mécanisme européen de stabilité ne revient-il pas à exposer la Troïka ?
« Compte tenu de l’urgence, l’accès aux fonds nécessiterait d’éliminer les conditions requises actuellement. »
Et pendant ce temps-là, les capitales agissent en ordre dispersé et Schengen est de plus en plus menacé.
« Les fermetures arbitraires des frontières ne sont pas efficaces contre le virus, mais pèsent lourdement sur les opinions publiques. Le fait que l’Autriche refoule les Italiens au col du Brenner, par exemple, est grave et mesquin. »
Le sentiment d’appartenance à l’Union européenne risque-t-il ainsi de disparaître ?
« Je me dois de lancer une alerte rouge, et je le fais la mort dans l’âme : l’avenir de l’Italie dans l’Union européenne se joue dans cette crise. Notre pays est devenu eurosceptique dans le sillage des crises de 2008 et des migrants, au cours desquelles nous n’avons reçu aucune aide les autres capitales. La population commence à croire le message erroné selon lequel nous ne pouvons compter que sur les Chinois et pas sur les Européens. »
Craignez-vous que cette fois, le virus souverainiste en sorte vainqueur ?
« Oui, si l’Union ne trouve pas une réponse à la hauteur. En Italie, les souverainistes se sont complètement mépris sur la pandémie et cherchent aujourd’hui à remonter dans les sondages en utilisant chaque maladresse pour dire que l’Europe a vécu. Mais j’invite quiconque pense que l’Union européenne gère mal la situation à se pencher sur les décisions de Trump, Johnson et Bolsonaro. »
En matière de maladresse, ceci dit, Christine Lagarde y a mis du sien.
« Oui, ce qu’elle a dit est très grave, mais souvenons-nous qu’après 2008, il a fallu quatre ans pour arriver au «Whatever it takes», alors qu’ici il n’a fallu que quatre heures à Christine Lagarde pour corriger ses propos. Sans compter qu’à l’époque, les mesures de la BCE et le plan de 550 milliards allemands, nous en rêvions. »
Ne faudrait-il pas davantage de coordination à l’échelle mondiale ?
« Après 2008, l’arrivée d’Obama nous a permis de nous coordonner, mais nous devrons sans doute élargir le filet de sécurité européen au G7 en impliquant le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada et le Japon, dans l’esprit d’une guerre mondiale contre le virus. »
Que pensez-vous de la réaction du gouvernement italien ?
« Nous sommes la première démocratie à affronter une crise sans précédent et nous sommes maintenant suivis par ceux qui, il y a encore quelques jours, se moquaient de nous. Nous vivons un moment qui restera gravé dans l’histoire du pays : si nous préservons cette énergie, l’esprit d’unité renouvelée entre le Nord et le Sud et la fin des conflits entre les partis, l’Italie saura relancer l’économie et en sortira plus forte en tant que nation. »
20 Mars 2020
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