Redonner au pays une plus grande cohésion
Par Elodie Maurot et Marine Lamoureux






Depuis plusieurs semaines, sous les effets conjugués de la crise et de divers mouvements de contestation, la cohésion sociale semble s’affaiblir. Mercredi 17 avril,  devant des journalistes, le premier ministre Jean-Marc Ayrault a appelé la droite à « contribuer à apaiser le climat et non pas à le tendre ». Il réagissait ainsi aux propos de Jean-Pierre Raffarin (UMP) dénonçant « une menace de chienlit » et une « montée de tension préoccupante » autour des mouvements de contestation « sociale et sociétale ».


QUE FAUT-IL ENTENDRE   PAR « COHÉSION SOCIALE » ?

Devant la montée des affrontements autour du « mariage pour tous », le premier ministre Jean-Marc Ayrault a appelé, hier, à l’unité. « Chacun a une part de responsabilité, quand on est républicain, de la cohésion nationale », a-t-il déclaré en réponse à Jean-Pierre Raffarin (UMP), qui évoquait la veille « une menace de chienlit » dans le pays.




Poser la question de la cohésion sociale, c’est poser celle du lien, de la nature et de l’intensité des relations existant au sein d’une société. « On voit le terme de “cohésion sociale” émerger dans les années 1990-2000 à la place du terme de “solidarité” », souligne Marc-Olivier Padis, directeur de la rédaction de la revue Esprit. « Ce glissement indique une euphémisation de la question sociale, qui devient moins centrale, et une nouvelle orientation de la réflexion sur le lien social autour de la notion de confiance : confiance entre les individus et les institutions et confiance entre les individus. »

La réflexion autour du lien social est ancienne et surgit avec l’entrée dans la modernité politique. « La Révolution française a posé le sujet juridique comme sujet de droits, mais la question centrale de la sociologie naissante, au XIXe  siècle, est de comprendre comment les individus vont faire lien les uns avec les autres », rappelle Marc-Olivier Padis.

La réponse d’Émile Durkheim et de la sociologie française sera d’affirmer que le lien social surgit de l’interdépendance des individus sur le plan économique et de la division du travail social. La solidarité vient du fait que chacun a besoin des autres pour vivre. « Évidemment, cette perspective devient source d’inquiétudes et d’angoisse dans une société où le travail est en crise, avec un chômage chronique », relève Marc-Olivier Padis.

Pour le philosophe Jean-Claude Monod, cette question est un « chantier permanent » des sociétés laïques et sécularisées, « même si celles-ci ont trouvé la manière de faire vivre la diversité des valeurs et des idéaux autour d’une unité séculière, où chacun adhère aux conditions de la coexistence dans la paix ». Ce socle commun associe la tolérance, le pluralisme, la paix civile, la recherche de l’accord par recoupement des convictions, la reconnaissance des droits de la conscience.




« L’idée que le polythéisme des valeurs serait créateur d’anomie et que des groupes entiers pourraient décrocher en l’absence de normes communes resurgit pourtant de temps en temps, souligne le philosophe. C’est le signe que la question du socle normatif commun de nos sociétés n’est pas aussi réglée qu’on le croit. »

FAUT-IL CRAINDRE UNE RUPTURE DU LIEN SOCIAL ?

Jean-Pierre Raffarin voit dans les crispations actuelles une « montée de tension préoccupante ». Sur RTL, hier matin, le vice-président du Sénat a ainsi lancé à l’adresse de l’exécutif : « Qui est en charge de la cohésion sociale dans notre pays ? », réclamant un « geste d’apaisement » concernant le projet de loi sur le « mariage pour tous ». Sur fond de grave crise sociale, l’ancien premier ministre considère qu’il est dangereux de laisser s’aggraver les frictions sur d’autres terrains, comme ceux des convictions.

En écho, Jean-Paul Delevoye souligne que les manifestations qui secouent le pays interviennent au sein d’une société déjà affaiblie depuis plusieurs années. « Les outils de socialisation sont aujourd’hui fragilisés, explique le président du Conseil économique, social et environnemental (Cese) : la famille, avec la multiplication des ruptures conjugales, l’emploi avec le chômage et le développement de l’économie souterraine, les liens de proximité, etc. »



Pire, il existe selon lui un décalage, facteur de frustrations, puisque l’on est de plus en plus seul « dans une société de la communication », de plus en plus précaire, « dans un contexte où la Bourse se porte bien ». Or dans le même temps, « le politique, obsédé par la conquête du pouvoir, n’est plus à la hauteur. Il faut un profond changement culturel », estime l’ancien ministre, qui décrit une France à la croisée des chemins : « Aujourd’hui, tout est possible : le meilleur, car la France a de très nombreux atouts ou le pire, dans l’exacerbation des populismes et de la violence. » Jean-Paul Delevoye déplore en particulier « un centralisme à la française qui stérilise tout, alors que la société civile, sur le terrain, est très vivace ».

Ancien président du Comité d’éthique (CCNE), Didier Sicard ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce notre tendance « à tout normer », « à mettre les gens dans des cases, à ne se fier qu’aux solutions administratives, aux antipodes d’un pragmatisme essentiel au vivre-ensemble ».

Tirant l’expérience des débats menés au cours de la mission sur la fin de vie, l’an dernier, il assure « que les citoyens s’écoutent et se retrouvent lorsqu’on leur laisse des espaces d’expression véritable. Aujourd’hui, la société est castrée dans ses capacités d’expression démocratique, ce qui est source de violences », ajoute-t-il.



COMMENT FAVORISER LE VIVRE-ENSEMBLE ?

Loin de ce qu’il appelle une « société de slogans » et des « clivages idéologiques », Didier Sicard est persuadé qu’il faut aménager ces espaces d’expression citoyenne, étape cruciale pour repenser le politique, selon lui. Il prend l’exemple du mariage pour les couples de même sexe. 

 « Si l’on s’était donné le temps de parler des conséquences en matière de filiation, si le pouvoir avait été patient, des solutions consensuelles seraient apparues », assure-t-il, en se référant là encore aux débats sur la fin de vie menés dans une dizaine de villes, l’automne dernier. De son côté, Jean-Paul Delevoye appelle ce même pouvoir « à lâcher les chevaux des territoires, à libérer les capacités locales et à réguler au lieu de contrôler ».

Un avis que partage Marc-Olivier Padis : « On doit passer d’un État qui protège à un État qui valorise les capacités et mette les citoyens en capacité d’agir. »

Pour le directeur d’Esprit, la peur reste mauvaise conseillère. « Il vaut mieux avoir une approche déflationniste des problèmes de cohésion sociale, recommande-t-il. Comme on l’a vu dans le cas de la crèche Baby Loup, la dramatisation conduit à la surenchère verbale, qui ajoute beaucoup de confusion. »

Sa préférence va à une action impliquant des domaines divers : « D’abord la lutte contre le chômage, qui reste la mère des batailles » ; l’école, qui devrait « valoriser la confiance, le travail collectif, la sociabilité, au lieu de promouvoir un système très classant, de concurrence » ; l’urbanisme et l’architecture. « Comment imaginer faire société ensemble si nous n’avons pas d’espaces partageables : des places, des jardins, des lieux publics… », interroge Marc-Olivier Padis. « Il faut commencer au ras du sol, imaginer comment faire société ‘‘physiquement’’ pour aller plus loin.



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Un mois de tensions

24 mars : la nouvelle manifestation des opposants au « mariage pour tous » se termine en affrontements entre  les manifestants et la police.
2 avril : les opposants au « mariage pour tous » optent pour une stratégie de harcèlement à l’encontre des représentants du gouvernement.
13 avril : une cinquantaine de salariés de PSA s’introduisent de force dans le Centre des congrès de la Cité des sciences,  à Paris, et interrompent pendant une vingtaine de minutes  les travaux du « parlement »  du Parti socialiste pour protester contre la fermeture programmée de ce site en 2014.
15 avril : après plusieurs mois de calme relatif, de vifs affrontements éclatent sur le site de Notre-Dame-des-Landes, faisant trois blessés parmi les forces de l’ordre, selon la gendarmerie, et un peu plus d’une quinzaine chez les opposants.
15 avril : mécontents du nouveau calendrier parlementaire, des anti-mariage gay multiplient durant tout le week-end actions et coups d’éclat.

14 Novembre 2013

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