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« Nous avons besoin d’Afrique »
Par Eric Orsenna
L'Afrique
s'est réveillée. Comme un volcan. De formidables énergies se libèrent
du fond de sa terre. Habitants de la vieille Europe aux cratères
endormis, nous sommes partagés entre la terreur et l'envie. Et dans
cette Afrique, comme il en va des volcans, les pourtours sont souvent
fertiles tandis que le coeur n'en finit pas d'exploser : Sahel,
Sud-Soudan, Somalie, République centrafricaine, Kivu. Pendant ce
temps-là, au bord des océans Atlantique et Indien, la plupart des pays
se développent à un rythme asiatique. Sans oublier le Bénin, si cher au
banquier d'affaires franco-béninois Lionel Zinsou et même le
Mozambique, dont plus personne ne se souvenait, et l'Ethiopie, depuis
si longtemps associée à la misère.
Les
idées générales trompent toujours les paresseux, ceux qui veulent
comprendre trop vite. Il n'y a pas une mais des Afrique. Alors, comment
expliquer, malgré toutes ces différences, ce sursaut ? Et pourquoi tant
de violences plutôt concentrées au centre du continent ? Pour la
première question, rien de plus simple. L'Afrique a tout ce qu'il faut
pour se développer. Et d'abord une population qu'on dit trop nombreuse.
Avec raison. Car la transition démographique tarde et les années à
venir seront incommodes. Mais l'urbanisation progresse. Avec elle, des
tensions, inévitables, mais aussi de meilleures chances d'éducation
pour les filles.
A court terme, le nombre d'enfants baissera. L'incessante activité des
rues s'organise. L'informel cède le pas, l'échoppe se change en
boutique et l'atelier devient entreprise. A la survie, bataille de
chaque jour, se substitue le projet qui suppose la confiance. En
quelques années, j'ai vu monter une autre génération d'entrepreneurs.
Avant, ils étaient tous ministres ou fils de ministre ou de président.
RARETÉ DES TERRES ARABLES
Un secteur véritablement privé est en train de naître, avec ses
logiques de rentabilité et ses contraintes d'investissement. Un secteur
privé où les femmes ont leur place, souvent la première. Les
milliardaires ne sont pas rares dans leurs rangs. Des visionnaires, des
redoutables…
Autre révolution : l'élargissement du champ des partenaires. L'Afrique
ne commerçait qu'avec ses anciens colonisateurs. L'arrivée des Chinois,
suivis par beaucoup d'autres, a rappelé qu'était mort le temps des
rentes et des positions acquises. Laissons sangloter les nostalgiques
des bons vieux comptoirs. Ils ne garderont leurs places que s'ils la
méritent.
De même pour les matières premières. Longtemps, l'Occident les a
récupérées pour pas cher. Et ce faible coût a bien soutenu sa
croissance. Cette époque est révolue. Partout les négociations se
tendent. Justement parce que la concurrence se fait plus rude. Est-ce à
dire que les économies locales profiteront de cette manne ? Tout
dépendra de la capacité à créer sur place de la valeur ajoutée et à
redistribuer de la richesse, donc du pouvoir d'achat.
Depuis des années, parcourant la planète pour enquêter sur la
mondialisation, je repère les raretés. Et celle qui m'est apparue comme
la principale, plus encore que l'eau, plus encore que les minerais,
plus encore que le pétrole et autres fossiles, c'est la rareté des
terres arables. L'Asie est d'ores et déjà déficitaire. C'est pour cela
que, désespérément, elle cherche à louer ou à acheter des espaces à
cultiver. Regardez ses étendues vierges, regardez ses fleuves, saluez
son soleil : l'Afrique, à n'en pas douter, sera, plus que le Brésil, la
ferme du monde.
IL FAUT DES ÉTATS
Ne vous inquiétez pas. Je ne souris pas encore aux anges. Je sais tout
ce qu'il manque à l'Afrique. A commencer par les infrastructures.
Savez-vous que plus du tiers de la production agricole pourrit au bord
des champs, faute d'entrepôts, de camions et de routes convenables ?
A l'Afrique, il faut aussi des systèmes de santé, pas seulement
concentrés sur certains quartiers privilégiés de la capitale, il faut
un meilleur respect des femmes, il faut des contraceptifs (n'en
déplaise aux hiérarchies religieuses, souvent irresponsables), il faut
plus d'éducation, il faut, il faut… Je vais vous dire ce qu'il faut
d'abord, et même si cela ne suffit pas : des Etats.
Pour le président François Mitterrand, j'ai eu l'honneur de rédiger le
premier brouillon du discours de La Baule (20 juin 1990). Vive la
démocratie, bien sûr. Mais la démocratie n'est que façade sans projet
commun (j'allais dire sans République). Et ce projet commun, c'est le
développement. Et, sans justice, ce n'est pas possible, justice pour
les personnes, d'abord, mais aussi justice pour l'économie.
Plus l'Etat est faible, plus les bandits s'installent aux manettes de
la nation et plus les peuples souffrent. Cette vérité se constate
partout, de l'Amérique latine à l'Afghanistan en passant par nombre de
pays d'Afrique, les plus fragiles en même temps que les plus violents,
ceux-là même du cratère, le coeur du volcan. Depuis le grotesque et
meurtrier Jean-Bedel Bokassa (1921-1996) la Centrafrique n'a plus
d'Etat crédible. On en paie les conséquences aujourd'hui.
BAMAKO COMME CIBLE
Les stratèges parlent d'« espaces fluides ». Ils n'ont pas de
frontières. Les mouvements y sont rapides, voire instantanés. On n'y
rencontre pas d'ennemis clairement identifiés, pas d'armées organisées.
Ne s'y promènent, pour y mener leurs activités malfaisantes, que des
individus qu'on ne peut appeler soldats mais pirates. Ces espaces se
ressemblent. Il s'agit de la mer, de l'Internet et… des déserts.
Telle est la modernité. Telle est le nouveau visage des menaces
d'aujourd'hui. De tout temps, les caravanes ont parcouru les sables
pour commercer, du sel, de l'or, des armes et aussi des esclaves. Les 4
× 4 ont remplacé les chameaux. Ils ne transportent plus des pétoires
mais des missiles. Et de la drogue, des otages, des faux médicaments.
Le colonel Kadhafi (1942-2011) était une horreur. Mais il faisait
régner dans la région une sorte d'ordre et il employait beaucoup de
Touareg. Sa mort les a lâchés dans la nature, avec un arsenal. Et
disponibles. Les islamistes qui rodent dans le coin ne pouvaient que
les enrôler. D'autant qu'une cible s'offrait à eux, un fruit prêt à
tomber tant il était blet, pourri par la corruption et les
valses-hésitations : Bamako.
On connaît la suite, l'intervention française (nécessaire), l'aide
efficace des Tchadiens, ne les oublions pas, l'arrivée de forces
internationales et le débat qui monte : faut-il désarmer le MNLA,
Mouvement national pour la libération de l'Azawad (c'est-à-dire le
nord-est du Mali) ? Les présidents malien et nigérien le réclament, au
nom du principe, ô combien légitime, de la souveraineté. La France
repousse à plus tard, par souci de réalisme. Ou de facilité.
Le Mali est ma seconde patrie. Et je connais bien et respecte le Niger,
un pilier dans cette crise. Je vais vous dire. Ma première remarque est
une interrogation, posée aux responsables de mon pays. Vous semblez
avoir l'intention de confier à des milices, composées de « bons »
Touareg, le soin d'assurer la sécurité. Comment pourrez-vous offrir à
ces gendarmes les mêmes revenus que ceux de leurs cousins voleurs ?
DES DESTINS LIÉS
Ma deuxième est un appel au bon sens. Je n'ai rien contre les casques
bleus ni contre les forces internationales. A l'évidence, il en est
d'utiles. Mais j'ai vu à Goma ces 13 000 soi-disant militaires passer
leurs journées à sucer des bières et coûter des milliards de dollars.
Pourquoi des Nicaraguayens et des Srilankais se feraient-ils tuer au
Kivu, surtout pour une mission mal définie ?
Ma troisième une conviction. Ce genre de crise recommencera. Car la
cause demeure : le manque de développement. L'absence totale de
perspective pour les jeunes de plus en plus nombreux. Le Sahel est le
seul endroit du monde où ne se constate aucune transition démographique
: toujours 6,6 enfants par femme en moyenne. Bamako, ce gros bourg,
comptera 6 millions d'habitants dans douze ou treize ans. Donc
développer, plus que jamais développer. Et donner aux femmes la
maîtrise des naissances.
Il y a juste vingt et un ans, avec Eric Fottorino et Christophe
Guillemin, nous avons écrit Besoin d'Afrique (Fayard). J'entends encore
les ricanements. Oui, nous avons besoin d'Afrique. Pour la croissance
comme pour la sécurité. Celle-là ayant quelque chance de favoriser
celle-ci.
Nos destins sont liés. Un exemple ? Avec une grande partie de l'Afrique
nous avons un trésor en partage : la langue française. A part quelques
sommets aux fastes dépassés et aux parlotes répétitives, qu'en
faisons-nous ? Rien. Pourquoi, à cause de bourses méprisantes à force
d'être ridicules, laissons-nous le meilleur de la jeunesse africaine se
former à Boston, Montréal ou… Séoul et Pékin ?
Le mot Méditerranée veut dire la mer au milieu des terres. Quelle
menace pour l'Europe si le Maghreb échoue à nourrir ses populations. Et
quelle aubaine si la prospérité s'installe juste de l'autre côté de
l'eau bleue et par-delà les sables du Sahara.
11 Janvier 2014
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