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« Réinventons le politique », par Alain Touraine
Par Alain Touraine (Sociologue des nouveaux mouvements sociaux)
Les
récentes élections montrent avant tout un écroulement de notre système
politique. Ce qui frappe l'opinion est la montée rapide du Front
national. Nous avons vécu pendant un siècle dans une société
industrielle, dans laquelle les acteurs politiques correspondaient aux
acteurs sociaux les plus importants. Or nous en sommes sortis. Ce n'est
plus en termes sociaux qu'on peut comprendre les conduites politiques
ou culturelles. Et le fait premier est la mondialisation.
La
France est divisée entre ceux qui vivent dans les zones de
communications mondialisées et ceux qui sont rejetés à la périphérie,
qui croient être attirés par la vie rurale et qui se trouvent isolés
dans les zones sans emploi ni service public, où le prix de l'essence
les jette vite dans la misère. Grand renversement. Ces catégories
populaires ne se battent plus contre les riches. Elles se battent pour
leur survie et pour ce mot qui porte toutes les catastrophes et tous
les crimes : leur identité.
La droite parlementaire n'a presque jamais été dominée par les
libéraux, en dehors de la présidence de Giscard. Elle a été dominée par
les gaullistes. Mais la droite n'est pas au service du développement
économique dans un pays où Thomas Piketty vient de nous rappeler que
l'héritage est un chemin plus sûr vers la richesse que l'entreprise et
le travail.
La droite est une coalition de notables régionaux, alors que les noyaux
centraux de l'économie passent aux mains de la finance internationale
ou restent liés à l'Etat. Nicolas Sarkozy, en se rapprochant de
l'électorat du FN à la fin de sa présidence, a compromis les chances de
son parti, car le FN est plus unifié et plus dynamique que les écuries
présidentielles qui forment l'UMP.
A gauche, la situation est assez simple à définir. Depuis 1936, elle a
été dominée par le Parti communiste, qui a gardé une position dominante
pendant la longue guerre froide. François Mitterrand, en bon tacticien,
a pensé qu'il devait passer par le PCF pour arriver avec les
socialistes au pouvoir. Il y est parvenu en 1981 avec un programme de
nationalisations presque révolutionnaire. Illusion d'optique qui a été
vite contredite par les faits.
L'ÉLIMINATION DE MICHEL ROCARD
En 1983, l'économie gérée par François Mitterrand s'écroule et c'est
Jacques Delors qui la sauve de la catastrophe. Ce qui permettra à
Michel Rocard de devenir premier ministre, mais surtout ce qui
convaincra vite le président qu'il doit se débarrasser de son premier
ministre, qui avait compris, lui, qu'on ne peut mener une politique
économique et une politique sociale qu'associées l'une à l'autre et non
pas en guerre l'une contre l'autre. Après l'élimination de Michel
Rocard, la gauche n'est plus jamais revenue à la direction du pays, au
moins jusqu'à 2012, et encore sans projet et sans débat.
Cet épuisement d'un système politique n'a rien de catastrophique par
lui-même ; il n'est pas étonnant que, dans un monde où tout change, les
catégories politiques doivent se transformer elles aussi.
Ce qui rend le problème plus difficile est que les Français ont essayé
de trouver de nouvelles solutions. A gauche, ce sont les Allemands qui
ont fait naître un parti écologiste vigoureux et novateur, mais qui a
connu rapidement le déclin. En France, les écologistes ont toujours été
divisés, avec une forte composante gauchiste, et au total se sont moins
occupés de l'écologie que de leur accès au pouvoir. Comme les
socialistes, les écologistes ont eu des dirigeants très innovateurs,
mais, dans les deux cas, ceux-ci ont été éliminés, Michel Rocard chez
les socialistes, Daniel Cohn-Bendit chez les écologistes.
C'est donc après l'épuisement des acteurs politiques des sociétés
industrielles et après l'échec secondaire des nouveaux acteurs, les
écologistes et les centristes, que le caractère inévitable d'un
renouvellement profond s'est imposé.
L'Espagne, durement touchée par la crise, est aussi ce pays où ceux que
Stéphane Hessel avait appelés « les indignés » ont créé un nouveau
parti de gauche. Cas plus complexe, la France a toujours donné la
priorité aux problèmes politiques sur les problèmes économiques et
sociaux. Marx l'a dit en 1848. Il n'a jamais été démenti et le «
succès-échec » de François Mitterrand est la meilleure preuve de cette
définition politique de la France. Ce pays fut fier d'être appelé « la
grande nation » et il est toujours resté plus attaché à l'héritage de
ses révolutions qu'aux problèmes internes de la société industrielle.
La France n'a jamais atteint le niveau d'industrialisation de la
Grande-Bretagne ou de l'Allemagne, mais elle a constamment joué dans la
politique, dans les idées et même dans la guerre le premier rôle. C'est
cette domination des orientations politiques et nationales sur les
orientations sociales qui a toujours conduit la majorité des historiens
français à résister à l'idée, si brillamment exposée par Zeev
Sternhell, que le fascisme était une invention française, et c'est pour
cette même raison que ce type d'analyse m'apparaît une erreur
d'interprétation et donc une erreur politique face à la montée du FN.
La montée puissante du FN ne veut pas dire que cette montée soit
irrésistible. Le problème central est au contraire celui-ci : la
gauche, plutôt que la droite, qui me semble manquer d'une orientation
générale, est-elle capable de sortir du monde imaginaire où elle
s'égare, et peut-elle réussir le grand saut qui lui redonnera la vie en
la plaçant dans la réalité du monde, tel qu'il existe au début du XXIe
siècle ?
L'ÉCONOMIE EST MONDIALISÉE
Le renouvellement de la gauche suppose en premier lieu que celle-ci
transforme sa vision des acteurs économiques. A la fois parce que
l'économie est mondialisée et parce que sa capacité d'entreprise est de
plus en plus associée à la science et à l'innovation et non plus au
capitalisme financier, il est indispensable de défendre en bloc les
intérêts du travail contre toutes les formes de profit qui ne sont pas
liées à la création économique.
Le redressement de notre économie après la guerre n'a été possible que
parce que le thème de la modernisation a été associé à celui de la
justice sociale et à celui du redressement national. Nous savons tous
que n'importe quel gouvernement dans les années qui viennent sera jugé
sur sa capacité de parvenir à retrouver la croissance et de faire
reculer le chômage.
Toute l'Europe peut attendre de la France et aussi de l'Italie que ces
pays, au lieu de faire tourner leurs politiques jusqu'alors
sociales-démocrates vers la droite, comme le firent les Anglais et les
Allemands, réunissent les objectifs économiques et sociaux, en
remettant en marche la mobilité sociale et en transformant
l'enseignement. Nous savons que la France n'est pas sur le plan de la
science et de l'innovation un pays en retard comme le sont tant de pays
européens.
L'INDIVIDUALISME CONSOMMATEUR
Il est plus difficile de demander aux Français, et en particulier à la
gauche, de transformer leur conception des acteurs sociaux que leur
représentation du système économique. Nous sommes entrés dans un monde
où, le capitalisme s'étant répandu partout, on assiste à une poussée de
l'individualisme consommateur. Nulle ne songe à faire l'éloge de la
pauvreté aujourd'hui, mais l'individualisme, qui attire en particulier
la jeunesse de gauche, n'est pas orienté vers la consommation mais vers
l'exigence de dignité, mot qui me semble porter autant de puissance de
changement que le mot de solidarité, il y a cent cinquante ans, ou même
le mot de fraternité le jour de la fête de la Fédération, le 14 juillet
1790. C'est ici que nous rencontrons le principal terrain de lutte de
l'esprit démocratique aujourd'hui. Nous avons imposé les droits de la
majorité ; nous devons maintenant faire respecter les droits des
minorités.
Qui ne souffre pas de voir la froideur ou, au mieux, la tiédeur avec
lesquelles on parle des problèmes de la jeunesse, à l'école, dans
l'université, sur le marché du travail ? Nous voyons monter partout
dans le monde l'obsession de l'identité, la peur de l'autre,
l'assassinat des minorités. Contre ce triomphe glacial de la mort et de
l'interdit, seule la passion de la diversité, mais fondée sur la
croyance en l'universalisme des droits fondamentaux, peut nous faire
choisir l'ouverture au lieu de la fermeture, l'innovation au lieu du
refus.
Qu'on ne me reproche pas de fuir les problèmes les plus concrets par un
saut dans les idées trop générales. Rien n'est plus concret que
l'animation de la vie politique et des institutions par les espoirs,
les revendications et la conscience des droits. Les politiques en
creux, qui ne parlent que d'exclusion, d'interdiction, de privilèges,
ont rompu toute communication avec les exigences du corps et de
l'esprit que doit mobiliser l'action politique pour renverser les
barrières élevées par les intérêts et les préjugés. Contre la montée du
FN, l'erreur la plus grave qu'on puisse commettre est d'armer la
police, de créer un nouveau 6 février 1934.
FAIBLESSE DU SYSTÈME POLITIQUE
Chacun l'a bien senti au cours des récentes élections : c'est le même
mouvement, c'est la même faiblesse du système politique, le même vide
de la pensée et de l'action qui conduisent les uns vers l'abstention et
les autres directement vers le FN. Et ce n'est pas en traitant une
partie importante de l'électorat comme une masse inférieure qu'on
redonnera vie à l'exigence de liberté et de dignité sans laquelle la
démocratie n'est plus qu'un chapitre dans un manuel de droit.
Nous avons besoin de décisions, de réformes, d'innovations, mais
beaucoup plus encore, et de manière urgente, de volonté et de capacité
d'agir pour empêcher les ruptures et la violence et apprendre à nouveau
à vivre ensemble.
9 Juin 2014
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