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Ils changent le monde
Réinventer l’Etat face à l’accélération numérique
Propos recueillis par Laure Belot
Face
à l’accélération du monde, comment penser le monde de demain et poser
des limites ? Quels sont les contre-pouvoirs dans cette
civilisation numérique qui réinvente les relations entre gouvernés et
gouvernants ? En amont de la table ronde sur le thème « Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ? »,
organisée dans le cadre du Monde Festival et animée par Laure Belot, Le
Monde publie une série d’interviews afin de nourrir le débat. Pour
Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale
informatique et libertés (CNIL), il faut repenser le rôle de l’Etat
pour retrouver des marges de manœuvre.
Nos
quotidiens sont bouleversés par l’arrivée du numérique. Pourquoi nombre
de politiques semblent-ils dépassés par cette nouvelle
civilisation ?
Pour penser ou réguler quelque chose, il faut avoir une représentation
mentale claire de ce qui se passe. Or, ce n’est pas le cas. Nous sommes
face à un changement de civilisation. Les nouvelles technologies sont à
la fois un miroir de ce changement et un levier, un accélérateur de
celui-ci. La société est désormais imprégnée de numérique. Ce n’est pas
un phénomène nouveau, qui serait extérieur à nous. C’est notre monde
tout entier qui mute, prend une nouvelle dimension à travers et grâce
au numérique, et ce changement de dimension nous déboussole !
Mais, chaque individu, à son niveau, se rend compte qu’il est en train
de changer d’univers.
Le XXe siècle a été pensé et construit dans la continuité de ce
qui s’est dessiné au siècle des Lumières. Nous continuons d’ailleurs à
projeter sur ce qui se passe d’anciens concepts : nous parlons
d’autoroutes de l’information, de carburant des données, de pétrole du
XXIe siècle… Or je crois que le changement est plus
fondamental : un monde s’achève, quelque chose de nouveau est en
train de naître, et ceci doit nous conduire à réexaminer nos concepts,
nos valeurs, nos organisations, notre culture…
Quelles questions politiques pose ce nouveau monde ?
D’abord, il crée une tension nouvelle entre l’individuel et le
collectif : le numérique arme les individus qui ont envie
d’autonomie, d’individualisme, au détriment peut-être du
collectif ; dans le même temps, le besoin de partage se renforce.
Comment construire un pacte social commun autour de ces tensions ?
Ensuite, de nouveaux équilibres stratégiques mondiaux se dessinent et
la place de l’Europe me paraît menacée. Enfin, de nouvelles
problématiques apparaissent : la surveillance généralisée, la
vulnérabilité par les réseaux… Le numérique accélère ou révèle ces
évolutions.
Quels sont les équilibres individuels et collectifs ? Quel doit
être le rôle du marché ? Le changement des usages concourt-il à un
changement de valeurs ? Quelle en est la grille ? C’est un
problème politique, au sens premier du terme, un problème qui n’est pas
partisan. Nous devons constituer la cité du XXIe siècle. Les modes
de fonctionnement, le rôle de l’Etat, la régulation… tout est à
réinventer.
Il s’agit de comprendre quelle est la substantifique moelle de ce
changement. Le numérique permet de préfigurer une nouvelle façon de
repenser le monde. Il faut se servir de ce que nous voyons comme d’un
laboratoire. Quel est le projet collectif de la France et de
l’Europe ?
Pourquoi est-ce si difficile de penser le système globalement ?
Il faut tout d’abord accepter de s’inscrire dans un temps plus long que
le court terme. Il s’agit ensuite de poser les éléments du débat de
façon ouverte et non idéologique. Ceci afin d’imaginer une nouvelle
grille de lecture, des références pour comprendre ce monde.
Nos dirigeants publics et privés sont en retard par rapport à la
réalité de ce qui se passe. Et ils ne sont pas les mieux placés pour
imaginer des solutions nouvelles dans un cadre souple et flexible.
Que préconisez-vous ?
L’Etat est actuellement dans la pire des situations. Les contraintes
budgétaires sont très fortes, et nous avons un Etat faible, qui ne sait
pas vraiment où il va. Un Etat qui n’est pas très à l’aise dans la
gestion de la complexité. Il faut une redéfinition claire du rôle de
l’Etat.
La France est un des rares pays où l’Etat a tant d’importance. C’est à
la fois une force, car cela nous a donné une capacité d’action et de
mobilisation sans précédent dans les années passées, mais, dans
l’époque complexe qui est la nôtre, c’est aussi une faiblesse si l’Etat
ne s’adapte pas assez vite. Nous ne sommes plus à l’époque où un acteur
seul pouvait avoir une solution et détenait le monopole légitime pour
la mettre en place. Les acteurs économiques et la société civile ont un
rôle à jouer. Les individus citoyens veulent agir et se sont emparés de
nouveaux moyens pour le faire. Des communautés se forment. L’Etat garde
un rôle privilégié, celui de favoriser l’émergence d’un pacte social et
de le faire respecter mais il doit construire ce pacte avec les autres.
Comment articuler concrètement ce changement ?
Il faut que les pouvoirs publics changent culturellement et qu’ils
deviennent en quelque sorte animateur de communauté. Un rôle qui n’est
pas encore pratiqué.
Il faut que les pouvoirs publics se mettent à l’écoute, au service des
acteurs, qu’ils aident ceux-ci à fixer des règles avec leurs membres et
fassent respecter ces règles. L’Etat devient le garant du pacte social
collectif qu’il a aidé à faire émerger.
Les pouvoirs publics doivent comprendre qu’en évoluant ainsi ils ne se
condamnent pas à l’impuissance ou au retrait ; au contraire, ils
retrouvent des marges de manœuvre et un rôle.
Récemment, l’Europe s’est
montrée plus efficace pour faire valoir certains droits, notamment face
à Google. Amazon a, lui, annoncé changer de régime fiscal en Europe,
conformément à certains vœux de la CNIL. Quels enseignements faut-il en
tirer ?
Si l’on négocie collectivement, on est plus puissant. L’Europe est un
levier très puissant. Mais son modèle est à bout de souffle et demande
à être revivifié. On ne peut plus raisonner en termes de souveraineté
comme on le faisait dans les années 1950. Il doit y avoir un grand
projet sociétal et économique pour l’Europe.
Il faut faire acte de realpolitik. Il faut une harmonisation et une
intégration européenne pour créer un « pack » défensif et
offensif. Il s’agit pour chaque pays de dépasser ses intérêts propres.
Regardez le dossier des règles de confidentialité de Google ou
Facebook. Au départ, certains pays se sont emparés de ce problème en
ordre dispersé. Aujourd’hui, tous reconnaissent l’intérêt à faire
partie d’un pack européen. C’est la volonté politique qui peut créer ce
pack.
Les changements proviennent des individus, quelques individus qui
partagent une même volonté. Les idées sont là, la solution n’est pas si
compliquée. J’ai pu voir de nombreux problèmes complexes trouver une
solution. Tout est une question de leadership, de volonté claire au
niveau européen.
Nous sommes à un moment où il faut accepter de s’intégrer plus pour
avoir plus de souveraineté, ensemble. Il s’agit d’être plus uni pour
faire le poids face à des acteurs mondiaux. Si nous n’acceptons pas de
perdre un peu au niveau national, nous serons globalement perdants au
niveau de l’Europe. C’est un calcul politique.
Le Monde organise
une table ronde sur le thème « Civilisation numérique : quels
contre-pouvoirs ? », animée par Laure Belot à l’Opéra
Bastille (Studio), dimanche 27 septembre, de 15 h 30 à
17 heures. La deuxième édition du Monde Festival se tiendra à
Paris les 25, 26 et 27 septembre 2015 sur le thème « Changer
le monde ». Retrouvez le programme du Monde Festival en cliquant ici.
2 Septembre 2015
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