|
Christine Lazerges : « La France prend conscience qu’elle est multiculturelle » Propos recueillis par Maryline Baumard
Christine
Lazerges préside la Commission nationale consultative des droits de
l’homme, une instance aussi officielle qu’indépendante qui observe
comment la France agit en la matière et offre ses conseils et
recommandations pour être plus en phase avec les engagements
internationaux du pays.
2015
aura été une étrange année. D’un côté la France a été ensanglantée
comme jamais par les attentats, de l’autre vous nous dites que le taux
de tolérance a monté. N’est-ce pas paradoxal ?
Christine Lazerges. C’est en effet paradoxal et très intéressant à
analyser. Le message sous-jacent est fort, puisque face à l’atrocité du
terrorisme les citoyens aspirent au réconfort dans la cohésion
nationale. Ils comprennent, au lendemain du 7 janvier et
du 13 novembre, que la clé réside dans le mieux vivre
ensemble. La France est en train de prendre vraiment conscience qu’elle
est une nation multiculturelle ; qu’il faut arrêter de subir cette
réalité et en faire réellement quelque chose de positif ; car
c’est une véritable chance pour le pays.
Sur quoi appuyez-vous cet optimisme ?
Il suffit de lire les travaux de chercheurs. L’enquête Trajectoire,
menée par l’INED [Institut national d’études démographique] donne des
réponses-clés. Un grand nombre de chercheurs ont suivi les parcours de
migrants et de leurs enfants sur le long terme. Les résultats de leurs
travaux montrent clairement, par exemple, la montée des mariages mixtes
interreligieux et interorigine géographique. C’est un vrai
changement ! Leurs résultats pointent aussi combien nombreux sont
les enfants d’immigrés se sentant viscéralement français. Là encore,
c’est intéressant… même si ceux qu’on peut appeler les « Français
d’origine » les renvoient trop souvent à leurs origines et à
l’histoire de leur famille.
Quelles conséquences tirez-vous des résultats de l’enquête 2015 de la CNCDH, que vous présidez ?
Si l’on veut accélérer le processus, il faut apaiser plus encore la
société. La CNCDH, qui a beaucoup travaillé le sujet des contrôles au
faciès aux effets désastreux pour la cohésion sociale, estime qu’il
faut tout faire pour les limiter jusqu’à la remise d’un récépissé à
toute personne contrôlée. Nous rappelons dans notre rapport que
d’autres pays l’ont fait sans mettre en péril leur sécurité. Cela n’a
l’air de rien, mais en termes de cohésion sociale, c’est très
important. On ne peut plus tolérer que des personnes qui se considèrent
comme profondément françaises soient sans cesse suspectées. Il est
capital d’améliorer les rapports de confiance entre les forces de
sécurité et la population.
Sous le racisme,
l’islamophobe et l’antisémitisme, que vous étudiez, il y a les
religions… et la fameuse « laïcité à la française » qui fait
tellement débat. Est-ce un levier sur lequel il faut agir pour que
monte encore l’indice de tolérance ?
Bien sûr ! Nous recommandons vivement que le débat sur le sujet
soit, là encore, plus apaisé. Il est très grave qu’on laisse penser
qu’il subsiste deux visions de la laïcité à l’intérieur même du
gouvernement. Le principe de laïcité tel que défini par la loi
de 1905 est un principe de liberté, de liberté de conscience,
seule la neutralité de l’Etat est exigée. La loi de séparation des
Eglises et de l’Etat n’est pas un texte d’interdiction, comme certains
aimeraient à le faire croire. Ce débat et le pluralisme religieux en
France prouvent qu’il faudrait dès l’école mieux enseigner le fait
religieux dans son histoire et dans toutes ses déclinaisons.
L’école est effectivement
aux yeux de la CNCDH le lieu capital où peut se construire une société
plus apaisée. Mais on demande tellement à l’école…
Certes. Mais l’école ne doit pas seulement instruire, mais aussi
éduquer et donc former le citoyen. C’est sa magnifique mission.
D’ailleurs, nous ne demandons pas principalement l’introduction d’un
enseignement supplémentaire, mais surtout de faire débattre les élèves,
de leur proposer des projets de long terme constructifs d’un
apprentissage de la richesse de la différence. Car on apprend la
tolérance en la vivant. Il faut ouvrir des temps de débats, comme cela
existe dans beaucoup de systèmes éducatifs, il ne faut plus avoir peur
de ces débats. Et pour cela armons mieux les enseignants.
2015 a quand même montré
une multiplication par trois des actes islamophobes. Comment est-ce
compatible avec une montée de l’indice de tolérance ?
Que disent les statistiques ? Croit-on qu’il y a plus de viols
dans les pays du Nord que dans les pays du Sud parce que les plaintes y
sont plus nombreuses ? Non… les plaintes en matière de racisme ne
sont que l’écume des choses. Il est probable qu, pour partie, les faits
dénoncés augmentent parce que les victimes, et c’est heureux, sont plus
sensibilisées et vont plus facilement au commissariat ; oui, la
criminalité apparente monte, le phénomène doit être analysé sur le long
terme. Comme les chercheurs nous le montrent, le ressort des actes
racistes est très réactif. Nous observons ainsi dans nos statistiques
que 58 % des actes antimusulmans ont eu lieu
en janvier 2015 et en novembre 2015. Ce qui
illustre bien que nous sommes dans un phénomène de réaction immédiate.
Mais cela montre aussi qu’il faut combattre les préjugés par
l’éducation pour éviter ces actes.
De toutes nos recommandations, la plus importante est l’idée qu’il faut
encore faire évoluer les regards sur la diversité. Comme le dit si bien
Amin Maalouf : « C’est notre regard qui enferme souvent les
autres dans leurs étroites appartenances, et c’est notre regard aussi
qui peut les libérer. »
2 Mai 2016
Abonnez-Vous au Monde
Retour
à la France
Retour au Sommaire
|