La magistrale leçon d'économie du professeur Michel Rocard sur la situation de la France
Par Mathias Thépot et Reuters
L'ancien
Premier ministre socialiste Michel Rocard s'est livré à une petite
leçon d'économie aux accents très keynésiens devant un parterre de 500
professionnels de l'immobilier très attentifs à son allocution. Il n'a
en outre pas manqué de souligner les carences de la classe politique
actuelle.
"Faire
de 2013 une année de croissance", Michel Rocard n'y croit pas (même si
elle pourrait bel et bien survenir NDLR). L'ancien premier ministre a
cependant accepté l'invitation de l'agence immobilière Cerenicimo, qui
organisait jeudi 10 janvier un congrès sur ce thème. Devant un parterre
de 500 professionnels de l'immobilier, Michel Rocard a douché les
ardeurs des plus optimistes. "Je ne crois pas à la moindre croissance
en 2013", a-t-il sobrement expliqué en introduction, après avoir
quelque peu raillé le thème de la conférence.
Convié à donner une analyse macroéconomique et présenter les enjeux de
la réforme des retraites, M. Rocard a préféré aborder longuement le
premier sujet, ne s'estimant plus assez compétent pour disserter
longuement sur le second. Il a ainsi livré une analyse de l'économie
sombre aux accents keynésiens très marqués. Ce, devant une salle à
l'air désabusé, mais religieusement à l'écoute.
Une génération face à des défis complexes
Celui qui accompagne les évolutions de l'économie depuis plus de 60 ans
a d'abord dressé un tableau édifiant de la période actuelle : "Je ne
crois pas que, depuis que nous connaissons l'histoire, une génération
n'ait eu à résoudre autant de défis et de complications", estime
l'ancien Premier ministre. Il rappelle que lors de la période, pas si
éloignée, des Trente Glorieuses (1945-1973), le plein emploi était de
mise en France (seul un chômage frictionnel de 2% subsistait) et la
croissance moyenne s'élevait à 5% dans les économies occidentales.
Désormais, "la somme chômage plus précarité plus pauvreté atteint 30%
de la population des pays développés", entraînant avec elle "la
désaffection démocratique, la diminution du taux électoral et la montée
en puissance des partis protestataires". La salle est attentive, sans
réaction.
Un fossé béant s'est désormais créé entre riches et pauvres, risquant
d'engendrer bien d'autres complications, notamment en France. "Une
société qui ne s'intéresse qu'à l'argent ne peut pas fonctionner
correctement", martèle Michel Rocard à des conseillers en gestion de
patrimoine qui se demandent où ils sont.
Keynes et l'art de vivre ensemble
L'ancien Premier ministre désapprouve l'état actuel de la société qui
"désapprend l'art de vivre ensemble". Une référence au fameux
économiste britannique John Maynard Keynes - cité régulièrement par
Michel Rocard - qui prédisait en 1930 dans ses Perspectives économiques
pour nos petits enfants : "Ce seront les peuples capables de préserver
l'art de vivre et de le cultiver de manière plus intense, capables
aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en
mesure de jouir de l'abondance le jour où elle sera là." Ce "giron
de l'abondance économique", Keynes le voyait advenir en 2030 favorisé
par des "hommes d'argents énergiques et résolus".
L'économiste britannique planifiait que 100 ans après l'écriture de son
livre, sans accroissement important de la population et sans grande
guerre, le problème économique serait résolu. L'homme n'aurait alors
plus à se battre pour sa subsistance et ferait "en sorte que le travail
qui restera encore à faire, soit partagé entre le plus grand nombre
possible. Des postes de trois heures par jour ou de 15 heures par
semaine reporteront le problème pour un bon moment", écrivait Keynes,
cité par Michel Rocard sous les ors du salon Hoche.
Keynes apportait toutefois un bémol important à son raisonnement. Selon
lui, le danger résidait dans l'incapacité de l'homme à s'adapter à ce
monde d'abondance, oubliant la répartition adéquate des ressources et
des forces de productivité. Il craignait que "l'amour de l'argent comme
objet de possession" ne vienne enrayer ses prédictions et ne provoque
une "dépression généralisée" où le chacun pour soi l'emporte sur le
souci du bien commun. "Il m'apparaît chaque jour plus clairement que le
problème moral de notre temps est celui que pose l'amour de l'argent :
les neuf dixièmes de nos activités sont orientées par l'appât du gain
(...) ; l'argent est socialement reconnu comme la mesure de la
réussite", écrivait-il.
Le désordre financier international
Michel Rocard considère que Keynes n'était pas loin de la vérité.
Surtout à partir du début des années 1970, qui a marqué le passage d'un
système de changes fixe instauré avec les accords de Bretton Woods en
1944, et dont Keynes était l'un des principaux protagonistes, à un
système de changes flottant. "Août 1971 est la date qui fait entrer
notre monde dans le désordre financier international", tranche Michel
Rocard devant son auditoire.
Selon lui, la mise en place d'un tel système de changes a engendré le
développement de l'ingénierie financière ; en premier lieu par la
création de produits dérivés censés assurer les évolutions malvenues de
prix sur les marchés financiers. S'en est suivie une multitude
d'innovations qui ont dicté l'évolution de la finance jusqu'au désastre
que l'on a connu en 2008.
D'où l'appel pressant de Michel Rocard adressé aux professionnels de
l'épargne présents dans la salle à "protéger les épargnants". Lui qui,
au regard de l'histoire économique, plaide pour une réelle séparation
entre banque de dépôts et banque d'investissement pour ne pas trop
abreuver en capitaux des établissements ayant déjà fait preuve d'une
ingéniosité sans limite. En outre, il n'oublie pas d'alerter sur les
"750 trillions de dollars de liquidités spéculatives encore présents
sur le marché qui sont sans contrepartie valide".
Difficile d'en sortir
En somme, l'ancien Premier ministre craint qu'il soit difficile de
sortir de cette spirale négative. D'autant qu'il juge le niveau de
connaissance de la société sur sa situation trop faible. "On ne saurait
s'en sortir sans comprendre ce qu'il se passe", estime-t-il. A cet
égard, il fustige un monde politique et médiatique dominé par
l'audiovisuel, à la recherche du propos choc et du sensationnalisme,
avec pour seul horizon d'occuper immédiatement tout l'espace. Michel
Rocard déplore ainsi la mort lente de la presse écrite, "la
disparition" des visions de long terme et "le refus du complexe"
de notre société qui conduit à "l'ignorance générale sur l'économie en
France, et parfois même des personnels de direction des entreprises".
"La quasi-inexistence d'enseignement de l'économie dans notre système
scolaire n'y aide guère", se lamente-t-il.
Il illustre ce point par un exemple concret sur l'utilisation du mot
crise : provenant du vocabulaire médical, la crise définit le moment
fort de la maladie et suppose "que l'on va retrouver la santé que l'on
a perdue", explique Michel Rocard. Or dans l'économie réelle, le
diagnostic de la maladie n'a pas encore été trouvé, impossible donc de
guérir. Il faut du coup s'atteler à "inventer de nouvelles formes de
réponses à des défis tout à fait nouveaux", pense le socialiste.
L'emploi au singulier du mot crise chagrine également l'ancien premier
ministre qui voit plusieurs crises s'abattre sur la société, que ce
soit la crise de l'emploi, de la finance, de l'écologie...
Comme Keynes l'a fait avant lui, Michel Rocard estime que la priorité
absolue doit être donnée à la baisse du chômage. Ne serait-ce que pour
la bonne santé des finances publiques, puisqu'un travailleur ne reçoit
pas d'allocations publiques et paie des impôts. "Sauver les retraites
exige une baisse du chômage", indique-t-il d'ailleurs à son auditoire
qui se sent alors concerné. Mais il n'oublie pas la finance et prône un
exercice collectif de réflexion sur le long terme, incluant les
politiques, les journalistes, les patrons et les syndicats. Ce, par la
nécessité de redécouvrir ensemble "les équilibres financiers à partir
de l'épargne privée non avalée par les marchés spéculatifs".
La loi TEPA est une "insulte" à l'égard d'une partie des Français
Le parterre de professionnels de l'immobilier resté plutôt de marbre
devant le raisonnement macro-économique développé par l'ancien Premier
ministre s'est ensuite détendu lorsque Michel Rocard a taquiné ses
camarades du parti socialiste, au moment de commenter les récentes
réformes fiscales du gouvernement. Selon lui, depuis un certain temps,
les batailles en interne au parti et la machine médiatique "qui ne
demande plus que l'on pense mais que l'on s'engueule" ont "découragé la
fonction de penser à l'intérieur du parti". Ce qui a déclenché un éclat
de rire général dans l'auditoire, rapidement tempéré lorsque l'ancien
ministre rétorque : "En face ce n'est pas mieux".
La salle restera d'autant plus silencieuse lorsque, s'excusant presque
de tenir ses propos, Michel Rocard qualifia la loi TEPA du gouvernement
Sarkozy "d'insulte à cette partie des Français qui gagnent mal leur
vie", arguant que "donner la priorité aux plus riches est
inacceptable". Cependant, il regrette que la confrontation électorale
de 2012 se soit du coup déroulée sur le thème de la vengeance fiscale.
Michel Rocard a tout de même salué le pacte de compétitivité de 20
milliards d'euros du gouvernement Ayrault qu'il juge être un bon début
; et surtout révélateur du constat de la part de la classe politique
que certains rouages de l'économie française ne fonctionnent pas. Comme
en témoignent la part croissante de faillites de ses PME, la baisse de
la productivité horaire du travail, le mauvais état du commerce
extérieur ou la perte de pouvoir vis-à-vis de l'Asie.
Février 2013
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