|  
 Médias 
            en crise
 Par 
            Ignacio Ramonet
 
 
   
               
                |  | De 
                    la qualité de l’information dépend celle 
                    du débat citoyen 
                    
 Rien ne symbolise mieux le désarroi 
                    de la presse en France, confrontée à une baisse 
                    alarmante de sa diffusion, que la récente disposition 
                    du quotidien Libération, jadis maoïste, à 
                    favoriser la prise de contrôle de 37 % de son capital 
                    par le banquier Edouard de Rothschild... Il y a peu, le groupe 
                    Socpresse, qui édite quelque 70 titres dont Le 
                    Figaro, L’Express, L’Expansion et des dizaines 
                    de journaux régionaux, a lui-même été 
                    acquis par un fabricant d’armes, M. Serge Dassault. 
                    Et l’on sait qu’un autre industriel de l’armement, 
                    M. Arnaud Lagardère, possède déjà 
                    le groupe Hachette (1), qui détient quelque 47 magazines 
                    (dont Elle, Parents, Première ) et des quotidiens comme 
                    La Provence, Nice-Matin ou Corse-Presse.
 
 Si 
                    cette chute de la diffusion venait à se poursuivre, 
                    la presse écrite indépendante risquerait peu 
                    à peu de tomber sous le contrôle d’un petit 
                    nombre d’industriels – Bouygues, Dassault, Lagardère, 
                    Pinault, Arnault, Bolloré, Bertelsmann... – qui 
                    multiplient les alliances entre eux et menacent le pluralisme.
 |   
              Le 
                principal groupe indépendant de presse écrite, La 
                Vie-Le Monde, a lui-même connu récemment d’importants 
                soubresauts, et en particulier la démission du directeur 
                de la rédaction du Monde. En raison du rôle fondamental 
                de ce journal dans la vie intellectuelle française, il 
                faut souhaiter qu’il demeure à l’abri des prédateurs 
                qui le convoitent, et que la nouvelle étape qui commence 
                se caractérise en effet moins par la mise en scène 
                et plus par « la recherche de l’exactitude » 
                permettant aux lecteurs de « trouver une référence, 
                une réponse sûre, une validation », bref, 
                « un journal où la compétence prime sur 
                toutes les connivences », comme l’écrit 
                Jean-Marie Colombani dans Le Monde du 16 décembre 
                2004.
 
 La chute touche désormais la presse 
                de référence. Pour la première fois depuis 
                plus de quinze ans, elle n’épargne pas Le Monde diplomatique. 
                Notre journal, qui constatait, depuis 1990, une régulière 
                augmentation de sa diffusion, et qui, entre 2001 et 2003, 
                a connu une hausse record de ses ventes – supérieure 
                à 25 % ! –, éprouvera sans doute 
                en 2004 (les résultats définitifs ne sont pas établis) 
                un recul de sa diffusion d’environ 12 % (2). La 
                plupart des grands quotidiens de la presse nationale connaîtront 
                également des baisses sérieuses qui viendront s’ajouter 
                souvent à celles déjà subies en 2003.
 
 Le phénomène est loin d’être circonscrit 
                à la France. Le quotidien américain International 
                Herald Tribune, par exemple, a vu ses ventes baisser, en 2003, 
                de 4,16 % ; au Royaume-Uni, le Financial Times a chuté 
                de 6,6 % ; en Allemagne, au cours des cinq dernières 
                années, la diffusion a baissé de 7,7 %, au 
                Danemark de 9,5 %, en Autriche de 9,9 %, en Belgique 
                de 6,9 %, et même au Japon, dont les habitants sont 
                les plus gros acheteurs de journaux, le recul a été 
                de 2,2 %. Au sein de l’Union européenne, 
                au cours des huit dernières années, le nombre de 
                quotidiens vendus a diminué de 7 millions d’exemplaires... 
                A l’échelle mondiale, la diffusion payante de journaux 
                chute, en moyenne, chaque année, de 2 %. Certains 
                en viennent à se demander si la presse écrite ne 
                serait pas une activité du passé, un média 
                de l’ère industrielle en voie d’extinction.
 
 Ici et là, des titres disparaissent. En Hongrie, le 5 novembre 
                2004, le quotidien Magyar Hirlap (propriété du groupe 
                suisse Ringier) a jeté l’éponge. La veille, 
                4 novembre, à Hongkong, l’hebdomadaire de référence 
                sur les questions asiatiques Far Eastern Economic Review (propriété 
                du groupe américain Down Jones) cessait de paraître. 
                En France, le 7 décembre 2004, le mensuel Nova Magazine 
                a également suspendu sa parution.
 
 
   
 Aux Etats-Unis, entre 2000 et 2004, plus 
                de deux mille postes ont été supprimés dans 
                la presse écrite, soit 4 % des emplois. La récession 
                frappe aussi les agences de presse qui alimentent en informations 
                les journaux. La principale d’entre elles, Reuters, vient 
                d’annoncer une réduction d’effectifs de 4 500 
                salariés.
 Les causes externes de cette crise sont connues. D’une part, 
                l’offensive ravageuse des quotidiens gratuits. En France, 
                en termes d’audience, 20 Minute s est déjà 
                en tête et touche plus de 2 millions de lecteurs par 
                jour en moyenne, loin devant Le Parisien (1,7 million) et 
                un autre gratuit, Metro, lu chaque jour par 1,6 million de 
                personnes. Ils drainent vers eux d’importants flux publicitaires, 
                les annonceurs ne distinguant pas le lecteur qui achète 
                son journal de celui qui ne le paie pas.
 
 Pour résister à cette concurrence, certains titres, 
                surtout en Italie, en Espagne, en Grèce et en Turquie proposent 
                chaque jour, pour un petit supplément de prix, des DVD, 
                des bandes dessinées, des CD, des livres, des atlas, des 
                encyclopédies, mais aussi des collections de timbres ou 
                de vieux billets de banque, ou encore des services de verres, 
                des jeux d’échecs, etc. Ce qui renforce la confusion 
                entre information et marchandisation, avec le danger que les lecteurs 
                ne sachent plus ce qu’ils achètent. Les journaux 
                brouillent leur identité, dévalorisent le titre 
                et enclenchent un engrenage diabolique dont on ignore l’issue.
 
 L’autre cause externe est, bien sûr, Internet, qui 
                poursuit sa fabuleuse expansion. Au cours du seul premier trimestre 
                2004, plus de 4,7 millions de nouveaux sites web ont été 
                créés. Il en existe actuellement dans le monde quelque 
                70 millions, et la Toile compte plus de 700 millions 
                d’usagers.
 
 Dans les pays développés, beaucoup délaissent 
                la lecture de la presse – et même la télévision 
                – pour l’écran de l’ordinateur. L’ADSL 
                (Asymetric Digital Subscriber Line), en particulier, change la 
                donne. Pour des prix variant entre 10 et 30 euros par mois, 
                on peut désormais s’abonner à l’Internet 
                rapide. Déjà, en France, plus de 5,5 millions 
                de foyers ont accès en très haut débit à 
                la presse en ligne (79 % des journaux du monde possèdent 
                des éditions en ligne), à toutes sortes de textes, 
                à du courrier, des photos, des musiques, des émissions 
                de télévision ou de radio, des films, des jeux vidéo, etc.
 
 Bidonnages 
                en série
 
 Il y a aussi le phénomène des « blogs », 
                si caractéristiques de la culture du web, qui ont explosé 
                partout au cours du second semestre 2004, et qui, sur le ton du 
                journal intime, mélangent parfois, sans complexe, information 
                et opinion, faits vérifiés et rumeurs, analyses 
                documentées et impressions fantaisistes. Leur succès 
                est tel qu’on en trouve désormais dans la plupart 
                des journaux en ligne. Cet engouement montre que beaucoup de lecteurs 
                préfèrent la subjectivité et la partialité 
                assumées des bloggers à la fausse objectivité 
                et à l’impartialité hypocrite d’une 
                certaine presse. Et la connexion à la galaxie Internet 
                à travers le téléphone-portable-qui-fait-tout 
                risque d’accélérer encore le mouvement. L’information 
                devient encore plus mobile et plus nomade. On peut savoir, à 
                tout moment, ce qui se passe dans le monde.
 
 En Inde, la société Times Internet, filiale multimédia 
                du quotidien Times of India, diffuse vers les téléphones 
                portables, chaque mois, plus de 30 millions d’informations 
                sous la forme de SMS (Short Message Service), une technologie 
                qui offre une communication rapide, brève et pas chère. 
                Au Japon, en Corée du Sud, un nombre de plus en plus important 
                de personnes s’informent via leur portable. Elles y reçoivent 
                des émissions de radio mais aussi des chaînes en 
                continu. Résultat : tous les secteurs d’information, 
                en dehors d’Internet, perdent de l’audience, tant 
                la concurrence entre médias est devenue sévère (3).
 
 Mais cette crise a aussi des causes internes qui tiennent, principalement, 
                à la perte de crédibilité de la presse écrite. 
                En premier lieu parce que celle-ci appartient de plus en plus, 
                on l’a vu, à des groupes industriels qui contrôlent 
                le pouvoir économique et sont en connivence avec le pouvoir 
                politique. Et aussi parce que le parti pris, le manque d’objectivité, 
                les mensonges, les manipulations et même tout simplement 
                les bidonnages ne cessent d’augmenter. On sait qu’il 
                n’y a jamais eu d’âge d’or de l’information, 
                mais ces dérives atteignent maintenant des quotidiens de 
                qualité. Aux Etats-Unis, l’affaire Jayson Blair, 
                ce journaliste vedette falsificateur de faits, plagiaire d’articles 
                copiés sur Internet et inventeur de dizaines d’histoires, 
                a causé un tort colossal au New York Times, qui avait souvent 
                publié en « une » ses affabulations (4). 
                Ce journal, considéré comme une référence 
                par les professionnels, a vécu à cette occasion 
                un véritable séisme : les deux patrons de la 
                rédaction, Howell Raines et Gerald Boyd, ont été 
                contraints à la démission, et un poste d’ 
                ombudsman (médiateur) a été pour la première 
                fois créé, confié à Daniel Okrent, 
                un essayiste et ancien rédacteur en chef du magazine Time.
 
 Quelques mois plus tard éclatait un scandale encore plus 
                retentissant. Il concernait le premier quotidien des Etats-Unis, 
                USA Today. Ses lecteurs découvraient avec stupeur que son 
                reporter le plus célèbre, Jack Kelley, une star 
                internationale qui sillonnait la planète, avait interviewé 
                36 chefs d’Etat et couvert une dizaine de guerres, était 
                un faussaire compulsif, un « serial bidonneur ». 
                Entre 1993 et 2003, Kelley avait inventé des 
                centaines de récits sensationnels. Comme par hasard, il 
                se trouvait toujours sur le lieu de l’événement 
                et en ramenait des histoires exceptionnelles. Dans un de ses reportages, 
                il prétendait avoir été témoin d’un 
                attentat dans une pizzeria à Jérusalem, décrivait 
                trois hommes qui mangeaient à côté de lui 
                et dont les corps, soulevés par l’explosion, étaient 
                retombés avec les têtes séparées et 
                roulant dans la rue...
 
 Son reportage le plus grossier, paru le 10 mars 2000, concernait 
                Cuba. Kelley avait photographié une employée d’un 
                hôtel – « Jacqueline » –, 
                dont il racontait en détail la fuite à bord d’un 
                frêle esquif et la noyade tragique dans le détroit 
                de Floride. En réalité, cette femme – de son 
                vrai nom Yamilet Fernández – est en vie, n’a 
                jamais vécu pareille aventure, et un autre journaliste 
                de USA Today, Blake Morrison, l’a rencontrée et a 
                pu vérifier que Kelley avait affabulé (5). 
                Les révélations de ces fraudes, considérées 
                comme l’un des plus grands scandales du journalisme américain, 
                ont coûté leur poste à la directrice de la 
                rédaction, Karen Jurgensen, et à deux autres dirigeants 
                importants : Brian Gallagher, son adjoint, et Hal Ritter, 
                responsable de l’information (6).
 
 Plus récemment, en pleine campagne électorale, un 
                nouveau séisme déontologique secouait l’univers 
                des médias. Dan Rather, le présentateur vedette 
                du journal télévisé de CBS et de la prestigieuse 
                émission « Sixty minutes », a reconnu 
                avoir diffusé, sans les avoir vérifiés, de 
                faux documents pour prouver que le président Bush avait 
                bénéficié de soutiens pour échapper 
                à la guerre du Vietnam (7). Dan Rather a annoncé 
                qu’il abandonnait sa fonction et se retirait.
 
 L’intox 
                sur l’Irak
 
 A tous ces désastres, il faut encore ajouter 
                la reprise par les grands médias transformés en 
                organes de propagande, en particulier la chaîne Fox News (8), 
                des mensonges de la Maison Blanche à propos de l’Irak. 
                Les journaux n’ont ni vérifié ni mis en doute 
                les affirmations de l’administration Bush. S’ils l’avaient 
                fait, un documentaire comme Fahrenheit 9/11, de Michael Moore, 
                n’aurait pas eu un tel succès, l’information 
                qu’apporte le film étant disponible depuis longtemps. 
                Mais occultée par les médias.
 
 
   
 Même le Washington Post ou le New York Times 
                ont participé au « bourrage de crâne », 
                comme l’a bien montré un spécialiste des médias, 
                John Pilger : « Bien avant l’invasion, ces 
                deux quotidiens criaient au loup pour le compte de la Maison Blanche. 
                A la “une” du New York Times, on pouvait lire 
                les titres suivants : “Arsenal secret [de l’Irak]  
                 : la chasse aux bactéries de la guerre” , “Un 
                déserteur décrit les progrès de la bombe 
                atomique en Irak”, “Un Irakien parle des rénovations 
                des sites d’armes chimiques et nucléaires”, 
                et “Des déserteurs confortent le dossier américain 
                contre l’Irak, disent les officiels”. Tous ces articles 
                se sont révélés de la propagande pure. Dans 
                un courrier électronique interne (publié par le 
                Washington Post ), la journaliste vedette du New York Times , 
                Judith Miller, admit que sa source principale était M. Ahmed 
                Chalabi, un exilé irakien et un prévaricateur condamné 
                par les tribunaux, qui avait dirigé le Congrès national 
                irakien (CNI) basé à Washington et financé 
                par la CIA. Une enquête du Congrès conclut plus tard 
                que presque toute l’information fournie par M. Chalabi 
                et d’autres exilés du CNI était sans valeur 
                 (9).  »
 
 Un officier de la CIA, M. Robert Baer, a révélé 
                comment fonctionnait ce système d’intox : « Le 
                Congrès national irakien prenait ses informations auprès 
                de faux déserteurs et les refilait au Pentagone, puis le 
                CNI passait ces mêmes informations à des journalistes 
                en leur disant : “Si vous ne nous croyez pas, appelez 
                donc le Pentagone.” Vous aviez ainsi une information 
                circulant en boucle. Comme ça, le New York Times pouvait 
                dire qu’il avait deux sources sur les armes de destruction 
                massive en Irak. Le Washington Post aussi. Les journalistes ne 
                cherchaient pas à en savoir plus. Et d’ailleurs, 
                souvent, les rédacteurs en chef leur demandaient de soutenir 
                le gouvernement. Par patriotisme  (10).   »
 
 Le rédacteur en chef du Washington Post, Steve Coll, a 
                dû renoncer à ses fonctions le 25 août 
                2004, après une enquête mettant en évidence 
                le peu de place accordé aux articles qui contestaient la 
                thèse du gouvernement dans la période précédant 
                l’invasion de l’Irak (11). Le New York Times 
                a fait aussi son mea culpa. Dans un éditorial publié 
                le 26 mai 2004, il a reconnu son manque de rigueur dans la 
                présentation des événements ayant conduit 
                à la guerre et a regretté d’avoir publié 
                des « informations erronées ».
 En France, les désastres médiatiques ne sont pas 
                moindres, comme l’a montré le traitement des affaires 
                Patrice Alègre, du bagagiste d’Orly, des « pédophiles » 
                d’Outreau et de Marie L., qui prétendait avoir 
                subi une agression à caractère antisémite 
                dans le RER D (12). Le phénomène est identique 
                dans d’autres pays. En Espagne, par exemple, après 
                les attentats du 11 mars 2004, les médias contrôlés 
                par le gouvernement de M. José María Aznar 
                se sont livrés à une manipulation, tentant d’imposer 
                une « vérité officielle » 
                pour servir des ambitions électorales, occultant la responsabilité 
                du réseau Al-Qaida et attribuant le crime à l’organisation 
                basque ETA.
 
 Toutes ces affaires, ainsi que l’alliance de plus en plus 
                étroite avec les pouvoirs économique et politique, 
                ont causé un tort dévastateur à la crédibilité 
                des médias. Elles révèlent un inquiétant 
                déficit démocratique. Le journalisme de bienveillance 
                domine, alors que recule le journalisme critique. On peut même 
                se demander si, à l’heure de la globalisation et 
                des mégagroupes médiatiques, la notion de presse 
                libre n’est pas en train de se perdre.
 
 « Idées 
                saines »
 
 En ce sens, les déclarations de M. Serge 
                Dassault confirment toutes les craintes. Dès sa prise de 
                fonctions, le nouveau propriétaire du Figaro déclarait 
                aux rédacteurs : « Je souhaiterais, dans 
                la mesure du possible, que le journal mette plus en valeur nos 
                entreprises. J’estime qu’il y a quelquefois des informations 
                qui nécessitent beaucoup de précautions. Il en est 
                ainsi des articles qui parlent des contrats en cours de négociation. 
                Il y a des informations qui font plus de mal que de bien. Le risque 
                étant de mettre en péril des intérêts 
                commerciaux ou industriels de notre pays   (13).  » 
                Ce que M. Dassault appelle « notre pays », 
                on l’aura compris, c’est son entreprise de fabrication 
                d’armes, Dassault Aviation. Et c’est sans doute pour 
                la protéger qu’il censura une interview sur la vente 
                frauduleuse d’avions Mirage à Taïwan. Ainsi 
                qu’une information sur des conversations entre M. Jacques 
                Chirac et M. Abdelaziz Bouteflika portant sur un projet de 
                vente d’avions Rafale à l’Algérie (14).
 
 Ses récentes explications sur les raisons qui l’ont 
                conduit à racheter L’Express et Le Figaro – 
                un journal, a-t-il déclaré, « permet 
                de faire passer un certain nombre d’idées saines » 
                – ont renforcé l’inquiétude des journalistes (15).
 
 Si l’on rapproche ces propos de ceux tenus par M. Patrick 
                Le Lay, patron de TF1, sur la véritable fonction de sa 
                chaîne, géant des médias français – 
                « Le métier de TF1, avait-il déclaré, 
                c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit. 
                Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de 
                cerveau humain disponible   (16) »  
                –, on voit à quels dangers peut conduire le mélange 
                des genres, tant paraissent contradictoires l’obsession 
                commerciale et l’éthique de l’information.
 
 Ce mélange des genres peut aller très loin, à 
                l’insu des lecteurs. Walter Wells, directeur de l’ 
                International Herald Tribune (qui appartient au groupe New York 
                Times, lequel est coté à Wall Street), a récemment 
                mis en garde contre les conséquences de l’entrée 
                en Bourse des entreprises de presse : « Souvent, 
                ceux qui doivent prendre une décision journalistique se 
                demandent si celle-ci fera baisser ou monter de quelques centimes 
                la valeur boursière de l’action de l’entreprise 
                éditrice. Ce genre de considérations est devenu 
                capital, les directeurs des journaux reçoivent constamment 
                des directives dans ce sens de la part des propriétaires 
                financiers du journal. C’est un fait nouveau dans le journalisme 
                contemporain, ce n’était pas ainsi avant   (17). 
                 »
 
 Sur Internet, cette confusion qui finit par piéger les 
                lecteurs peut encore aller plus loin. Ainsi, le site Forbes.com, 
                du magazine économique américain Forbes, utilise 
                un nouveau procédé pour faire de la publicité, 
                intégrant directement des liens promotionnels dans le contenu 
                des articles. Les annonceurs achètent des mots-clés, 
                et, lorsque la souris de l’internaute passe dessus, une 
                fenêtre contenant un message publicitaire apparaît. 
                Les journalistes ne sont pas informés par avance sur les 
                mots-clés achetés par les annonceurs, mais certains 
                se demandent si on ne va pas bientôt leur demander d’écrire 
                des articles en utilisant des mots précis dont on espère 
                qu’ils rapporteront gros à l’entreprise de 
                presse.
 
 De plus en plus de citoyens prennent conscience de ces nouveaux 
                dangers. Ils expriment une extrême sensibilité à 
                l’égard des manipulations médiatiques et semblent 
                convaincus que, dans nos sociétés surmédiatisées, 
                nous vivons paradoxalement en état d’insécurité 
                informationnelle. L’information prolifère, mais avec 
                une garantie de fiabilité nulle. Il arrive souvent qu’elle 
                soit démentie. On assiste au triomphe du journalisme de 
                spéculation et de spectacle, au détriment du journalisme 
                d’information. La mise en scène (l’emballage) 
                l’emporte sur la vérification des faits.
 
 Au lieu de constituer le dernier rempart contre cette dérive 
                due aussi à la rapidité et à l’immédiateté, 
                de nombreux quotidiens de presse écrite ont failli à 
                leur mission et contribué parfois, au nom d’une conception 
                paresseuse ou policière (18) du journalisme d’investigation, 
                à discréditer ce qu’on appelait jadis le « quatrième 
                pouvoir ». Notre fondateur, Hubert Beuve-Méry, 
                rappelait toujours : « Les faits sont sacrés, 
                l’opinion est libre. » Mais l’attitude 
                qui se répand dans les médias semble inverser cette 
                formule. De plus en plus de journalistes considèrent que 
                ce sont leurs opinions – rarement étayées 
                – qui sont sacrées, tandis qu’ils n’hésitent 
                pas à déformer les faits pour les contraindre à 
                justifier leurs opinions.
 
 Dans un tel contexte qui voit l’enthousiasme militant refluer 
                tandis que s’étend une vision pessimiste de l’avenir, 
                la rédaction du Monde diplomatique s’attèle 
                à améliorer son contenu éditorial et considère 
                que rien n’est plus important que de ne pas trahir la confiance 
                de ses lecteurs. Nous comptons sur leur mobilisation et leur solidarité 
                pour défendre l’indépendance de notre journal 
                et la liberté qu’elle nous garantit. la meilleure 
                manière de nous soutenir étant de s’abonner 
                sans tarder et d’abonner ses amis.
 
 Nous souhaitons être le journal de la société 
                en mouvement, de ceux qui veulent que le monde change. Et nous 
                nous efforçons de demeurer fidèles aux principes 
                fondamentaux qui caractérisent notre manière d’informer. 
                En ralentissant l’accélération médiatique ; 
                en pariant sur un journalisme des lumières pour dissiper 
                la part d’ombre de l’actualité ; en nous 
                intéressant à des situations qui ne sont pas sous 
                les projecteurs de l’actualité mais qui aident à 
                mieux comprendre le contexte international ; en proposant 
                des dossiers encore plus complets, plus approfondis et mieux documentés 
                sur les grandes questions contemporaines ; en allant au fond 
                des problèmes avec méthode, rigueur et sérieux ; 
                en présentant des informations et des analyses inédites 
                et souvent occultées ; et en tentant d’aller 
                à contre-courant des médias dominants. Nous demeurons 
                persuadés que de la qualité de l’information 
                dépend celle du débat citoyen. La nature de celui-ci 
                déterminant, en dernière instance, la richesse de 
                la démocratie.
 
 Ignacio Ramonet
 Janvier 2005
 
 S'abonner 
                au Monde Diplomatique
 
 
  
 (1) 
              Hachette Filipacchi Médias, filiale de Lagardère Media, 
              est le premier éditeur de presse magazine au monde, avec 
              245 titres publiés dans 36 pays. Cf.  le site : 
              www.observatoire-medias.info . Au sein du groupe Le Monde SA – 
              actionnaire principal (51 %) du Monde diplomatique SA –, 
              le groupe Lagardère est actionnaire (10 %) de Midi libre 
              et du Monde interactif .
 (2) En revanche, le nombre d’articles lus chaque jour sur 
              notre site (gratuit) www.monde-diplomatique.fr a plus que doublé 
              en 2004. Notre audience internationale continue aussi de s’élargir ; 
              nos éditions étrangères atteignent actuellement 
              le nombre de 45, en une vingtaine de langues, et leur diffusion 
              cumulée dépasse 1,1 million d’exemplaires.
 
 (3) Aux Etats-Unis, l’audience des journaux télévisés 
              des grandes chaînes est passée, en moyenne chaque soir, 
              de 36,3 millions en 1994 à 26,3 millions en 2004.
 
 (4) Lire Le Monde, 21 mai 2003, et Time, 16 juin 2003.
 
 (5)Woman who died in Cuba story alive in USA ,Usa Today , 19 mars 
              2004.
 
 (6)Le Monde, 30 avril 2004.
 
 (7)Le Monde, 28 septembre 2004.
 
 (8)Cf. le documentaire de Robert Greenwald, Outfoxed (2004).
 
 (9) John Pilger, «  Quand les mots font écran 
              à l’histoire  », Le Monde diplomatique, 
              octobre 2004.
 
 (10 ) Dans le documentaire de Robert Greenwald, Uncovered (2003).
 
 (11 )The Washington Post, 12 août 2004.
 
 (12 ) Lire Gilles Balbastre, « Les faits divers, ou le 
              tribunal implacable des médias », Le Monde diplomatique, 
              décembre 2004.
 
 (13 )Le Monde, 9 septembre 2004.
 
 (14 )Le Canard enchaîné, 8 septembre 2004.
 
 (15 ) Après la prise de pouvoir de M. Dassault à 
              la tête de la Socpresse, 268 journalistes du groupe, soit 
              près de 10 % des effectifs, ont fait jouer la clause 
              de cession et annoncé leur départ.
 
 (16 ) Dans le livre Les Dirigeants face au changement, Editions 
              du Huitième Jour, Paris, 2004.
 
 (17 )El Mundo, Madrid, 12 novembre 2004.
 
 (18 ) Où l’on confond trop souvent informateurs et 
              indics, enquêtes véritables et réception de 
              « corbeaux ».
 
 Article 
              publié avec l'aimable autorisation du Monde 
              Diplomatique
 
 INFORMATIQUE SANS FRONTIERES • 
              contact/contact 
              us •
 
 |