Les « ennemis d’Internet » ont peur de perdre le contrôle
Par Camille Gévaudan



En cette journée mondiale contre la cybercensure, Reporters sans frontières (RSF) multiplie les actions en espérant « mobiliser chacun d’entre nous en soutien à un seul Internet, libre et accessible à tous ».

L’ONG a notamment publié sa nouvelle carte de la cybercensure, accompagnée comme toujours d’un état des lieux détaillé des pays « ennemis d’Internet » et de ceux gardés « sous surveillance », avant de remettre cet après-midi à Paris, en association avec Google, le Prix du Net-citoyen.

L’an dernier, c’est le blog tunisien Nawaat.org qui avait été récompensé, fervent militant pour la liberté d’expression sur Internet qui a largement couvert les événements politiques tunisiens à la fin 2010 et tout au long de l’année 2011. Aujourd’hui, c’est la Syrie qui est au cœur de l’actualité : le prix a été remis aux « journalistes-citoyens » des Comités locaux de coordination syriens, pour saluer ceux qui rassemblent et diffusent, « en temps réel, informations et images sur la révolte populaire syrienne. » Ce journalisme-citoyen est particulièrement vital dans un pays d’où les médias internationaux sont à l’heure actuelle tenus à l’écart. « En leur absence, ces comités représentent presque le seul moyen de tenir le monde informé de la violence qui ravage le pays, a expliqué RSF. Ils ont émergé spontanément au début de la révolte syrienne en mars dernier, et rassemblent des militants des droits de l’homme aux côtés de journalistes locaux »

La Syrie est toujours classée comme ennemie d’Internet dans le rapport 2012 de Reporters sans frontières, aux côtés de la Chine, Cuba, la Birmanie, la Thaïlande, le Viêt-Nam, la Corée du Nord, l’Arabie saoudite, l’Iran... Que du beau monde. Mais cette année, la liste des ennemis s’est particulièrement allongée, en accueillant le Bélarus, où Internet « a subi de plein fouet la violente réaction des autorités à la révolution à travers les réseaux sociaux », et le Bahreïn, qui « offre l’exemple d’une répression réussie grâce au blackout de l’information rendu possible par un impressionnant arsenal de mesures répressives ».



Explications avec Lucie Morillon, responsable des nouveaux médias chez Reporters sans frontières.

Il y a eu beaucoup de mouvement, cette année, dans la liste des « ennemis d’Internet »... Plus que l’an dernier, oui ! L’Inde et le Kazakhstan ont fait leur entrée dans la liste des pays sous surveillance, alors que le Venezuela et la Libye l’ont quittée. Mais le cas du Bahreïn et du Bélarus est particulièrement marquant, car assez rare : ils sont passés cette année de « pays sous surveillance » à « ennemis Internet ». Cela marque une vraie détérioration de leur situation.

Ces deux pays exercent une puissante répression des libertés sur le web en combinant des outils techniques de filtrage et de surveillance et des stratégies plus humaines, comme des actions de propagande agressives. Ils s’en prennent notamment aux blogueurs et aux Net-citoyens. L’un d’entre eux est même décédé au Bahrein cet année.

Le cas du Bahreïn et du Bélarus est-il symptomatique de la situation globale actuelle ?

Il illustre bien la tendance générale de l’année 2011, oui, qui est au renforcement de la répression dans les pays autoritaires. Au début de l’année, on avait plutôt un sentiment d’euphorie avec les révolutions arabes : Internet était considéré comme un outil de liberté et d‘information. Mais on a vite vu que les régimes autoritaires prenaient des vraies mesures de représailles face à cette mobilisation en ligne. Il y a eu un peu plus de filtrage, et beaucoup plus de surveillance pour localiser et neutraliser les dissidents. Ces pays ont peur de perdre le contrôle de la situation et craignent une déstabilisation politique. Au final, on a compté plusieurs morts de Net-citoyens — 5 personnes tuées en 2011. Et le bilan s’est déjà alourdi en ce début 2012, à cause des événements en Syrie.



Ce statut de « Net-citoyen », est-ce nouveau ?

Les limites sont de plus en plus floues entre citoyens, journalistes et militants. Les rôles se mélangent. En Chine et au Vietnam, par exemple, on observe depuis quelques années de plus en plus d’internautes combinant les trois status : ce sont des journalistes/citoyens/militants. Ce mélange est exacerbé dans les situations extrêmes comme celle de la Syrie. De simples citoyens qui ne se sont jamais spécifiquement intéressés aux missions d’information ont décidé par eux-mêmes, poussés par l’urgence du contexte, de prendre des mesures pour faire circuler les informations.

La France, elle, est toujours « pays sous surveillance »...

Elle y est entrée l’an dernier, oui.



Qu’est-ce qui lui vaut de rester aux cotés de la Tunisie, de l’Egypte ou de la Russie en 2011 ?

Malheureusement, on n’a constaté aucune amélioration notable qui nous aurait permis de faire la sortir la France de la liste des pays sous surveillance. L’année 2010 avait été marquée par un climat général de pression sur les journalistes et leurs sources, par la mise en place d’Hadopi et le vote de la loi Loppsi 2.

Telle qu’elle a continué à fonctionner en 2011, l’Hadopi établit une présomption de culpabilité : selon le texte de la loi, c’est à l’internaute soupçonné de piratage d’apporter les preuves de son innocence quand il est convoqué devant le juge. Et cette infraction au droit d’auteur dont il est accusé repose sur une simple adresse IP, qui ne peut pas être une preuve car elle est trop facilement piratable. L’Hadopi a d’ailleurs été pointée du doigt par Frank La Rue, le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression [nous l’avions signalé sur Ecrans.fr, ndlr]. Son rapport soulignait la disproportion entre l’infraction et la sanction, la fameuse coupure de la connexion Internet. On l’avait dit avant, mais le rapport l’a confirmé. On considère qu’il ne doit jamais y avoir de coupure d’Internet, quelles que soient les circonstances.



Le rapport abordait aussi la loi Loppsi et son filtrage administratif du web. Or l’usage de solutions de filtrage doit être limité le plus possible, toujours ordonné par une décision judiciaire, et rester proportionné à la situation. Sur Hadopi et Loppsi, la France agit à contre-courant de toutes les recommandations internationales. On a l’impression que ce sont des questions de sécurité qui priment sur les libertés des citoyens. Bien sûr, on est loin de la Chine ou de l’Iran... Mais il y a des aspects à surveiller, un peu comme en Australie.

On assiste peut-être en ce moment aux derniers mois d’existence d’Hadopi... Si le prochain président de la République abroge la loi et la Haute autorité, comme presque tous les candidats l’ont promis, est-ce que cela pourrait faire sortir la France des pays sous surveillance ?

Une abrogation d’Hadopi serait forcément perçue comme une évolution positive, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait aussi abroger Loppsi et son filtrage administratif pour que l’on puisse réévaluer la situation.
 
Mars 2012

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