Qui a peur du numérique ?
Par Philippe Baptiste, Gérard Berry, Pierre Haren
Courrier
électronique, réseaux sociaux, stockage dans le nuage, télévision
numérique, visioconférence, commerce électronique, administration en
ligne, géolocalisation, transports et automobiles informatisés : Les
sciences et les technologies du numérique sont devenues le système
nerveux des entreprises et des sociétés et se sont imposées dans le
quotidien d'un grand nombre de Français. Quelles seront les prochaines
révolutions numériques ?
Les chercheurs et les ingénieurs des laboratoires publics et privés
relèvent des défis extraordinaires. Demain, un chirurgien installé à
Paris s'appuiera sur un robot pour opérer à cœur battant un patient de
Buenos Aires. Demain, grâce à la bioinformatique, les traitements
médicaux seront adaptés et dosés en tenant compte des caractéristiques
génétiques de chaque patient. Demain, des capteurs implantés dans le
corps ou installés dans les appartements permettront de maintenir
longtemps à domicile les personnes dépendantes en prévenant les risques
associés à telle ou telle pathologie. Demain les véhicules se
déplaceront de manière largement autonome dans une ville intelligente.
Demain, Airbus construira des maquettes numériques complètes de ses
futurs avions, depuis la structure, l'aérodynamique et la propulsion
jusqu'à la mécanique du vol et aux équipements embarqués, et gagnera
ainsi de nombreux mois sur le développement de ses programmes.
Malgré une adaptation rapide du public aux changements et malgré les
perspectives révolutionnaires que nous offrent le numérique, la France
a donné et donne encore l'impression de subir les bouleversements
numériques mondiaux sans les mener ni même les anticiper. Une certaine
morosité perce même parfois dans des discours politiques, qui relaient
souvent les inquiétudes liées aux évolutions rapides du monde sans
valoriser leurs effets positifs. Réaffirmons-le avec force : la
révolution numérique est en marche, et les sciences et les technologies
de l'information continueront à remodeler profondément l'économie
mondiale et les relations sociales.
La productivité d'une société toute entière dépend chaque jour plus
fortement de sa maîtrise des systèmes d'information, de sa capacité à
acquérir de l'information, à la stocker, à la transmettre, et à
l'appliquer de manière appropriée. Le traitement de l'information et de
la connaissance devient indissociable du fonctionnement même de la
société, de même que le système nerveux est indissociable du
fonctionnement du corps humain.
Pour tenir son rang dans le futur, la France doit faire partie des
acteurs majeurs du numérique. Trois leviers doivent être actionnés sans
tarder : relancer un marché national, mettre les sciences informatiques
au cœur de l'enseignement et développer la recherche et l'innovation.
Pour comprendre pourquoi le développement actif de services numériques
peut doper une économie tout en apportant aux citoyens un meilleur
niveau de vie et une meilleure qualité de vie, il suffit d'observer
Singapour. Le PNB par habitant de ce petit pays équatorial de 5
millions d'habitants sans ressources naturelles a dépassé celui de la
France dans les années 1990 (il lui est de près de 60% supérieur
aujourd'hui), en très grande partie du fait d'un usage systématique du
numérique dans tous les aspects de la vie courante : administration
électronique, santé, défense, gestion des infrastructures routières,
des transports en commun, des services portuaires et aéroportuaires,
etc.
Soutenons donc aussi activement le développement, le déploiement et
l'usage du numérique en France, en le fondant aussi sur nos propres
créations. Nous avons été pionniers en la matière avec le Minitel et le
GSM, innovations que notre société a absorbé rapidement en créant un
cercle vertueux d'offres nouvelles et de consommation plus efficace.
Nous avons perdu cet avantage, mais nous devons en recréer d'autres
pour les générations futures. Nous devons relancer l'effort
d'administration numérique, seul susceptible d'améliorer les services
offerts aux citoyens sans augmenter l'emploi public. Nous devons
encourager nos entreprises à mieux comprendre les sources numériques de
la performance des meilleures entreprises mondiales. Enfin, le
numérique est un immense espace de créativité. Un nouvel élan de
déploiement du numérique permettra de créer les conditions de décollage
de nos nombreuses start-ups qui peinent aujourd'hui sur le marché
français et n'ont d'autre choix que de se tourner immédiatement vers un
marché international difficile.
La formation au numérique est un enjeu essentiel pour tous les domaines
de notre économie. A l'heure où les appels à la réindustrialisation
nationale se multiplient, il est sans doute utile de rappeler que les
nouveaux emplois industriels ne seront pas identiques à ceux perdus
lors des vingt dernières années ! Ces emplois feront appel à des
personnes formées capables de produire des biens et services de
qualité. Ils reposeront sur une automatisation et une robotisation
accrue, une culture de la créativité et de la qualité, un contrôle fin
des outils de production et une conception harmonieuse des systèmes
d'information et des chaînes logistiques. En un mot, pas d'emploi
industriel sans formation aux outils numériques ! Or, si
l'apprentissage de ces outils est transparent pour les enfants qui
évoluent dans un environnement familial favorisé et naturellement
"connecté", il peut rester intimidant pour des jeunes moins
privilégiés. L'initiation des élèves du primaire et du collège à
l'usage des ordinateurs et de l'Internet est un premier pas qu'il faut
saluer.
Mais, au delà de l'usage, les enfants ne mériteraient-ils pas aussi de
se voir expliquer davantage les sciences informatiques qui sont à la
racine du monde numérique ? Nos collégiens ne devraient-ils pas
consacrer autant de temps au fonctionnement du réseau internet qu'à
celui de l'ADN ? Les sciences informatiques méritent d'être expliqué
aux enfants, au même titre que la physique ou que la biologie qui
sous-tendent les machines et la médecine. Un enseignement de spécialité
optionnel "Informatique et Sciences du numérique" en Terminale S a été
créé pour la rentrée 2012. Il faut bien entendu s'en féliciter, mais
quel retard ! Quelle énergie a-t-il fallu mobiliser pour aboutir à ce
résultat somme toute modeste ! Les outils et les sciences numériques
doivent aussi diffuser massivement dans l'enseignement supérieur en
offrant une véritable propédeutique numérique dans toutes les
disciplines. Que dire enfin des formations spécifiques à la filière du
numérique ? Alors que les universités américaines et asiatiques
accentuent quotidiennement leurs efforts de formation dans les filières
du numérique, nos universités voient stagner le nombre d'étudiants dans
ces domaines porteurs et créateurs d'emplois ! Les formations
spécifiques des IUT, des écoles d'ingénieur et de l'université en
informatique doivent être mises résolument en avant.
Dans le domaine de la recherche scientifique et de l'innovation, la
France s'est dotée d'une stratégie nationale qui, sur la période
2009-2012, définit trois axes prioritaires dont "l'information, la
communication et les nanotechnologies". Cet affichage a permis
d'orienter quelques nouveaux investissements vers le secteur des
sciences et des technologies de l'information. Mais les domaines
d'excellence historique de notre pays autour de grandes questions
fondamentales (en Physique par exemple) et de très grandes expériences
mobilise une grande partie des ressources publiques. Une légère
réorientation des efforts de recherches publics permettrait de financer
très efficacement d'autres secteurs scientifiques moins coûteux et plus
directement en phase avec les enjeux sociétaux et les grands défis
interdisciplinaires : sciences et technologies de l'information,
ingénierie numérique, chimie verte ou sociologie du monde moderne par
exemple. Même si modifier les priorités scientifiques nationales est
difficile dans un contexte budgétaire tendu, des investissements
directs dans l'informatique sont indispensables pour son développement
propre. Ils sont aussi indispensables au développement des autres
sciences, qui se heurtent toutes aujourd'hui à des défis
interdisciplinaires souvent centrés autour de la modélisation numérique
et l'exploitation de masses gigantesques de données.
La recherche dans le numérique se prolonge naturellement par
l'innovation et le transfert. La France peut s'appuyer sur quelques
grands groupes pérennes comme Orange ou Dassault Systèmes, mais nous
n'observons aucune création de richesse comparable à celles engendrées
par Google, Facebook, IBM, Microsoft ou Apple. Seule la concomitance
d'un environnement ouvert favorable aux jeunes pousses, de l'appétit
d'un marché local comprenant l'avantage qu'il peut retirer de telles
percées technologiques, et d'un environnement réglementaire stable peut
créer de meilleures conditions pour que nos meilleurs esprits restent
en France et y créent avec succès les concepts et industries de la
prochaine révolution numérique.
N'ayons donc pas peur des défis du numérique, et investissons sans
crainte dans la création d'un marché national, l'éducation, la
recherche scientifique et l'innovation pour cet incontournable levier
de la croissance.
Philippe Baptiste, directeur de l'Institut des sciences de
l'information et de leurs interactions du CNRS ; Gérard Berry,
professeur au collège de France, président du comité d'évaluation
d'INRIA ; Pierre Haren, vice-président d'IBM, fondateur d'ILOG.
Août 2012
Abonnez-vous au Monde
Retour à L'information
Retour
au sommaire
|