"Arrêtons de subir les ruptures technologiques, anticipons-les ! "
Propos recueillis par Delphine Cuny
Pour
Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, l'État doit
devenir le garant des libertés économiques et lever les verrous qui
freinent la croissance de certains secteurs clés, comme les transports,
bouleversés par les révolutions technologiques.
LA
TRIBUNE - Vous avez présenté en juillet une série de propositions pour
« libérer l'économie ». Pensez-vous que notre pays soit bloqué ?
BRUNO LASSERE - Non, la France n'est pas bloquée, mais il y a des
verrous qu'il faut faire sauter. La France est un vieux pays, dont nous
avons toutes les raisons d'être fiers, mais les ruptures technologiques
sont là et s'accélèrent : regardez l'irruption des smartphones dans
l'univers des taxis et VTC, l'explosion des sites de covoiturage,
l'économie numérique. Ces ruptures technologiques, sur lesquelles nous
n'avons pas de prise, mettront à bas les vieux équilibres sans que les
acteurs y soient préparés. Anticipons et organisons ces ruptures, ces
passages de relais, plutôt que de les subir.
Soyons les acteurs de ces révolutions plutôt que les sujets. Or, un
certain nombre de règles, anciennes, pénalisent le développement de
certains secteurs de l'économie. En levant ces restrictions, nous
pourrions libérer les énergies et inviter ceux qui veulent prendre des
risques à innover. L'Autorité de la concurrence a mis de nombreux
sujets sur la table depuis cinq ans, en menant des enquêtes
sectorielles sur la publicité en ligne, les gares et le transport
intermodal, le transport par autocar, la réparation automobile, les
jeux en ligne, la santé et les médicaments. Grâce à ce pouvoir
important acquis en 2009, nous pouvons prendre la parole et faire
bouger les lignes en choisissant chaque année des secteurs dans
lesquels nous pensons qu'il est possible de lever les obstacles à la
croissance et à l'innovation.
C'est un enjeu de compétitivité qui se traduit aussi par des gains en
matière d'emploi et de pouvoir d'achat des ménages. Je me réjouis donc
que le gouvernement ait annoncé l'adoption prochaine d'un projet de loi
sur la croissance qui va reprendre certaines de nos propositions.
LT - Quels sont ces « points de blocage » ?
BL - Ils sont très variables d'un secteur à l'autre. Prenons par
exemple les transports - troisième poste de dépenses des ménages et qui
relève de dépenses contraintes : nous avons identifié plusieurs axes de
déverrouillage. La France est l'un des rares pays européens où l'offre
de transport par autocar entre grandes villes est bridée par une
réglementation malthusienne, du fait d'une transposition a minima d'un
règlement européen, alors que ce secteur est en plein développement au
Royaume-Uni et en Allemagne.
Seul le cabotage sur une ligne internationale est autorisé et il est
soumis à de multiples contraintes : le chiffre d'affaires généré ne
doit pas dépasser 50 % du chiffre d'affaires du transporteur, les
passagers nationaux ne doivent pas représenter plus de la moitié des
voyageurs et les dessertes de villes sont interdites au sein d'une même
région ! Nous proposons un système d'autorisation de plein droit sur
les lignes de plus de 200 km, et un système transparent et plus
rigoureux (mise en oeuvre d'un test économique) en deçà Cette
libéralisation pourrait avoir un impact quant aux emplois et créer un
effet « d'induction », l'augmentation de l'offre et la baisse des prix
créant la demande. On l'a vu dans l'aérien, les compagnies low cost ont
permis à des Français qui ne prenaient pas l'avion de voyager.
Or, on le sait, certaines personnes n'ont aujourd'hui pas les moyens de
prendre le train, dont les billets peuvent être chers quand ils sont
achetés au dernier moment. Le succès du covoiturage témoigne bien de
l'existence de cette demande latente. Nous avons également rendu un
avis en décembre dans le conflit entre taxis et VTC, nous prononçant
contre les restrictions au développement de ces derniers.
Autre exemple, l'entretien et la réparation automobile, le poste de
dépenses des ménages qui a le plus augmenté en dix ans d'après l'Insee.
La France est l'un des derniers pays d'Europe où l'on protège le
monopole des constructeurs sur les pièces de rechange visibles (ailes,
capots, pare-chocs, etc.). Nous sommes favorables à une ouverture
progressive de ce marché, afin de laisser le temps aux constructeurs de
s'adapter et de revoir leur modèle économique. Il est sain que
s'établisse une vraie concurrence par les prix et que les consommateurs
ne soient pas captifs. Nous avons estimé que cette réforme pourrait
faire baisser les prix des pièces détachées de 6% à 15%, ce qui n'est
pas négligeable. La France nourrit aussi beaucoup de tabous sur le
permis de conduire. Pourquoi exiger des auto-écoles qu'elles aient un
local d'une superficie minimale ? Cela freine l'arrivée d'opérateurs «
virtuels » et l'enseignement en ligne du code.
Dans le secteur de la santé, nous avons ausculté toute la chaîne du
médicament et recommandé, en nous appuyant sur l'exemple italien, de
lever le monopole officinal sur les médicaments non remboursables et
sans ordonnance. Nous avons relevé, pour l'automédication, des prix
variant de 1 à 4 d'une pharmacie à l'autre, signe que la concurrence
n'est pas très forte entre elles. Pourquoi ne pourrait-on pas autoriser
la distribution de ces médicaments, sous le contrôle d'un pharmacien
diplômé, en parapharmacie ou en grande surface dans un coin spécialisé
? Nous avons également beaucoup encouragé le développement de la vente
en ligne des médicaments non remboursables, qui permettra l'essor de
nouveaux services pour les patients et est une opportunité pour les
pharmaciens qui choisiront d'investir ce canal de vente souple et
moderne.
LT - Les professions réglementées, à propos desquelles le gouvernement vous a saisi pour avis, sont-elles un mal français ?
BL - Nous ne sommes pas le seul pays à avoir des professions
réglementées, mais un des rares à n'avoir pratiquement pas bougé sur le
sujet. L'Italie a procédé à la déréglementation de ces professions, le
Royaume-Uni aussi. La France est un peu engluée dans une situation qui
était déjà dénoncée dans le rapport Rueff-Armand... qui avait été
commandé par le général de Gaulle en 1960 !
Ce rapport livrait un diagnostic lucide et acéré sur les rentes et les
monopoles injustifiés de certaines professions réglementées. La
commission Attali a renouvelé ce diagnostic en 2008 avec la même
acuité, mais les mesures prises ont été extrêmement limitées. Je me
réjouis donc que le gouvernement ait mis ce chantier à l'ordre du jour.
Dans le cadre de la saisine du gouvernement, nous travaillons plus
spécifiquement sur les professions juridiques - notaires, huissiers de
justice, greffiers des tribunaux de commerce, commissaires-priseurs
judiciaires, etc. L'idée est de réfléchir à la ligne de partage entre
ce qui relève des activités de service public et ce qui pourrait être
davantage ouvert à la concurrence. Nous allons aussi nous pencher sur
les tarifs de ces professions, qui sont régulièrement réévalués en
fonction de l'inflation, mais jamais véritablement repensés dans leur
structure, alors que de nombreux gains de productivité sont
inévitablement intervenus, avec l'informatisation par exemple : les
prix reflètent-ils les coûts réels ?
LT - Les blocages français sont-ils culturels ?
BL - Notre culture économique, depuis la Révolution, repose sur un
postulat : le politique doit primer sur l'économie, car il est plus
légitime, comme l'explique Jean Peyrelevade dans son dernier livre.
Notre Constitution mentionne à peine le mot entreprise. En matière de
politique économique, les Français se tournent vers l'État, demandent
qu'il protège, réglemente, intervienne, et lui font plus confiance qu'à
la liberté et à l'inventivité des acteurs économiques.
Lorsque la technologie impose des choix voire des révolutions, l'État a
tendance à davantage écouter la voix de ceux qui veulent être protégés
des « barbares » à leurs portes, qu'à aider les plus dynamiques à se
développer.
Mais ceci est vain car la technologie se joue des frontières et ces
nouvelles entreprises se défient des normes publiques. L'État doit donc
changer de rôle.
Il ne doit pas être seulement protecteur. De gérant de l'économie, il
doit devenir le garant des libertés économiques. Il faut encourager
ceux qui prennent le risque d'innover. Cette culture du risque existe,
nous avons un tissu d'entrepreneurs et beaucoup de jeunes pousses,
notamment dans le numérique, mais ils se heurtent aux tenants des vieux
équilibres qui défendent le statu quo.
LT - Est-ce la culture de la concurrence qui nous fait défaut ?
BL - Notre pays a progressé ! Quatre-vingt-un pour cent des Français
perçoivent la concurrence comme quelque chose de positif, 87% comme un
levier de compétitivité, 82 % considèrent qu'elle offre une liberté de
choix, selon un sondage que nous avions fait réaliser par TNS Sofres en
novembre 2011.
Mais les Français sont pétris de contradictions et peuvent rejeter en
tant que salariés ce qu'ils réclament à cor et à cri comme
consommateurs. Notre rôle est de faire la pédagogie de la concurrence,
d'expliquer qu'elle est dans l'intérêt de tous sur le long terme, y
compris celui des entreprises. Les bénéfices se traduisent en effet non
seulement par une baisse du coût de leurs intrants (factures télécoms,
énergie, etc.), mais aussi par l'effet d'entraînement en aval.
L'exemple de l'aérien en est une illustration : quand l'activité de
transport se développe, c'est tout un écosystème qui en recueille les
fruits : hôtellerie, restauration, musées, etc. La France ne doit pas
avoir peur de la concurrence.
1er Octobre 2014
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