Etats-Unis : victoire cruciale pour la neutralité du Net
Par Martin Untersinger
Le
régulateur des télécommunications a annoncé après des années de débats
de nouvelles règles concernant le traitement des données sur le Web.
C’est
la fin d’un marathon : après des années de débats et de lobbying
intenses, la Federal Communications Commission (FCC), le régulateur des
communications américain, a pris une décision ferme, jeudi 26 février,
dans le dossier de la neutralité du Net aux Etats-Unis.
Les cinq commissaires qui dirigent la FCC ont considéré par trois voix
contre deux que l’Internet américain devait désormais être considéré
comme un « bien public » au même titre que le réseau
téléphonique, ce qui donne à la Commission le pouvoir de faire
appliquer la neutralité d'Internet sur le territoire américain.
La FCC a également avalisé un document de plus de trois cents pages —
dont seule la substantifique moelle a été à ce jour rendue publique —
qui guidera son action en ce sens. La Commission peut désormais
interdire aux fournisseurs d'accès à Internet de bloquer arbitrairement
des contenus légaux, de ralentir ou d'accélérer les flux de données
sans justification ou de prioriser certains contenus transitant par
leur réseau moyennant paiement.
Cette décision constitue une véritable victoire pour les partisans de
la neutralité, même si certains détails continuent d'inquiéter les plus
fervents défenseurs de ce principe. « C'est un jour très important
pour l'Internet et ses utilisateurs. La FCC se dote de véritables
règles assurant la neutralité du Net », s'est félicité Erik
Stallman, le directeur de l'Open Internet Project, un des organismes
qui ont milité en faveur de la décision prise par la FCC.
Les opérateurs de télécommunication étaient fermement opposés au texte.
Dans un communiqué rédigé dans une police d'écriture imitant la machine
à écrire, le géant américain des télécommunications Verizon a
regretté que « la FCC a[it] approuvé de nouvelles règles, poussée
par le président Obama, qui imposent à Internet des règles datant de
l'époque de la locomotive à vapeur et du télégraphe [la loi sur
laquelle s'appuie la FCC pour formuler ses règles date en effet des
années 1930] ».
Qu'est-ce que la neutralité du Net ?
La neutralité du Net veut que toutes les données soient traitées de
manière identique sur le Réseau, quels que soient leur destination ou
leur point de départ. Selon ce principe, les fournisseurs d'accès à
Internet — comme Orange ou SFR en France, Verizon ou AT&T aux
Etats-Unis — doivent acheminer dans les mêmes conditions les données à
leurs clients, qu'elles proviennent du site établi d'un géant du Web
comme Google ou du site d'une petite association sportive.
Sans l'application de la neutralité du Net, les fournisseurs d'accès à
Internet, qui font déjà payer leur connexion à leurs clients,
pourraient faire payer les fournisseurs de contenus (sites Web, sites
de vidéo...) pour utiliser leurs « tuyaux ». Et réserver aux
meilleurs payeurs une « voie rapide » sur leur infrastructure. Les
défenseurs de la neutralité du Net craignent que cela n'aboutisse à un
Internet à deux vitesses et n'étouffe l'innovation.
Sans
la neutralité du Net, expliquent-ils, impossible pour de petites
start-up de lancer de nouveaux services performants pour concurrencer
les acteurs établis. Pour les consommateurs, cela pourrait se traduire
par des sites bien plus rapides que d'autres, des blocages intempestifs
de certains sites Internet ou encore une facturation différente en
fonction des services et des sites Web que l'internaute visite.
Un scénario déjà expérimenté, aux Etats-Unis, par les abonnés à Netflix
qui sont également clients du fournisseur d'accès à Internet Comcast.
La vitesse de connexion du célèbre site de vidéo avec un abonnement
Comcast a drastiquement chuté jusqu'à ce que l’entreprise consente à
sortir le carnet de chèques pour se payer une meilleure connexion.
De leur côté, les opposants à la neutralité du Net, principalement les
grandes entreprises de télécommunication, redoutent qu'une régulation
plus ferme de leur secteur n'assèche les investissements dans les
infrastructures, nécessaires pour accompagner l'utilisation croissante
d'Internet. Aux Etats-Unis, cette crainte se double de la méfiance
habituelle d'une partie des élus républicains envers toute forme
« d'ingérence gouvernementale » dans le secteur privé. « La
neutralité du Net est un “Obamacare” de l’Internet. Internet ne doit
pas fonctionner à la vitesse du gouvernement », avait lancé en novembre
le sénateur républicain Ted Cruz.
« Un problème qui n'existe pas »
Lors de l'audition de la FCC, le commissaire républicain Ajit Pai
a déclaré que les mesures sur lesquelles se prononçait la FCC n'étaient
« pas la solution à un problème. [Elles sont] le problème. [Elles]
imposent des régulations gouvernementales intrusives qui ne résoudront
pas un problème qui n'existe pas ».
Le président de la Commission, Tom Wheeler, lui a répondu, quelques minutes plus tard :
« Internet est le vecteur ultime de la liberté d'expression.
Internet est tout simplement trop important pour permettre aux
fournisseurs d'accès à Internet d'être ceux qui fixent les règles. On a
décrit cette proposition comme “un plan secret pour réguler Internet”.
C'est absurde, ce n'est pas plus un plan pour réguler Internet que le
premier amendement n'est un plan pour réguler la liberté d'expression
! »
C'est dans ce débat extrêmement technique mais aussi très politique que la FCC a dû trancher.
Ce dernier a connu plusieurs rebondissements. La FCC avait défini une
première série de règles protégeant partiellement la neutralité du Net
en 2010, mais ces dernières ont été annulées par la justice, saisie par
un fournisseur d'accès à Internet, au début de 2014. En avril, le
nouveau plan de la FCC concernant Internet, qui a fuité dans la presse,
est accueilli très fraîchement par les défenseurs de la
neutralité : la Commission voulait alors autoriser des « voies
rapides » réservées à certains services qui s'acquitteraient d'un
péage auprès des fournisseurs d'accès. Intolérable, du point de vue de
la neutralité.
Lobbying intense
Dès lors, le lobbying autour de cette question, déjà intense, a pris
une tout autre ampleur. L’industrie des télécommunications dispose
d’une puissance de feu considérable à Washington. Elle trouve cependant
face à elle le puissant lobby des géants du Net, qui ne veulent pas
payer davantage qu'ils ne le font déjà pour les « tuyaux »
d'Internet, et qui milite donc en faveur de la neutralité.
Ces lobbyistes traditionnels financés par la Silicon Valley ont
également trouvé des alliés. De nombreux petits sites, parfois
inattendus, ont pris part à plusieurs mouvements de protestation en
ligne, dont le plus important a été l'Internet Slowdown Day (« le jour
du ralentissement d'Internet »).
Netflix, Reddit, Dropbox, Vimeo, Etsy... Des centaines de sites
américains, cumulant plusieurs centaines de millions de visiteurs, ont
affiché un petit symbole de chargement : un signe que les
internautes risquent de voir bien plus souvent dans un Internet non
neutre, où certaines données sont volontairement ralenties. Selon le
site Battle for the Net, qui coordonnait cette manifestation, cette
dernière a abouti à l'envoi de plus de deux millions de courriels au
Congrès.
Quatre millions de courriels
Plus significatif encore a été l'engouement des internautes pour la
question. La FCC leur avait demandé de contribuer à la réflexion en lui
faisant parvenir leur opinion. Résultat : quatre millions de
messages ont été adressés à la FCC, un record absolu, la plupart en
faveur de règles plus strictes protégeant la neutralité.
Cet afflux de commentaires n'est pas étranger à l'appel du comédien
John Oliver, également animateur vedette de l'émission satirique « Last
Week Tonight », diffusée sur le réseau câblé HBO. En avril, il
avait dressé un réquisitoire hilarant en faveur de la neutralité du
Net, qui s'achevait par un appel solennel à « tous les
commentateurs » d'Internet à se ruer sur le site de la FCC pour
défendre cette position.
Résultat, la vidéo a été vue plus de huit millions de fois et l'afflux
de commentaires a interrompu le fonctionnement du site de la FCC.
« C'est la preuve qu'Internet a changé ce qui est possible ou non dans
une démocratie. Nous avons utilisé de nouveaux outils en ligne qui
ont permis aux internautes de faire entendre leurs voix jusqu'à
Washington » explique Evan Greer, directeur des campagnes de Fight
for the Future, l'une des associations les plus actives en faveur de la
neutralité. Il explique ainsi avoir mis à disposition des internautes
un outil qui permettait d'appeler directement des membres de la FCC en
contournant le standard téléphonique, suscitant selon lui
cinquante-cinq mille appels en un mois. « Cela a donné du courage
politique à la FCC », estime pour sa part Mark Stanley, le
directeur des opérations de Demand Progress, une autre organisation non
gouvernementale extrêmement engagée dans la lutte pour la neutralité.
« Les lobbys des télécoms étaient beaucoup plus nombreux, mais nous
avions quelque chose qu'ils n'avaient pas : le soutien populaire. »
Cette mobilisation a-t-elle pesé dans la publication, en novembre, par
Barack Obama, d'une vidéo dans laquelle il encourage la FCC, sur
laquelle il n'a aucun pouvoir, à embrasser la neutralité du Net ?
L'engagement du président des Etats-Unis a en tout cas été un moment
clé dans un débat qui est loin d'être achevé.
Le Congrès, à majorité républicain et dans lequel les démocrates ont
perdu, au Sénat, tout pouvoir de blocage depuis les élections de
mi-mandat de novembre, pourrait en effet voter une loi pour annuler la
décision de la FCC, même si le leader républicain sur la question a
pour le moment exclu une loi soutenue uniquement par son camp. Par
ailleurs, plusieurs géants des télécoms ont déjà annoncé vouloir
attaquer la décision de la FCC en justice.
28 Février 2015
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