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 L'information 
              face à la communication
 par Michel Diard et Alain Goguey
 
 
   
 Il y a soixante-dix ans, le 29 mars 
              1935, du fait de l'impasse dans laquelle s'étaient enlisées 
              les discussions entre syndicats et patrons de presse pour élaborer 
              une première convention collective, les députés 
              et sénateurs ont su faire preuve d'audace pour doter les 
              journalistes d'un double statut d'auteur et de salarié. Il 
              s'agissait alors de permettre aux journalistes de travailler librement 
              et en conscience, de leur donner les moyens de résister aux 
              pressions internes ou externes dont ils peuvent faire l'objet.
 
 Aujourd'hui, le contexte particulier et dramatique de la presse 
              et des médias exige une audace aussi grande pour empêcher 
              que les élus de la République ne se retrouvent en 
              situation de dépendance, et que le débat démocratique 
              ne soit confisqué par des puissances économiques et 
              industrielles liées aux commandes de l'Etat.
 
 La presse, écrite et audiovisuelle, n'est pas une industrie 
              comme les autres, un journal ne se fabrique pas comme une paire 
              de chaussures. Nous pensons que le but principal d'un journal n'est 
              pas l'enrichissement de son propriétaire ou des fonds d'investissement, 
              ni que le rôle d'une chaîne de télévision 
              se résume à vendre du temps de cerveau humain à 
              un fabricant de soda. En son temps, le rapporteur de la loi à 
              l'Assemblée, M. Brachard, l'a dit avant nous à la 
              tribune du Palais-Bourbon : "Un journal n'est pas une denrée 
              assimilable à toutes les autres denrées. L'industrie 
              de la presse, c'est autre chose que des cylindres qui tournent et 
              des bobines de papier qui s'impriment."
 
 Nous avons encore la faiblesse de penser que le journal quotidien 
              et le journal télévisé de 20 heures doivent 
              avant tout informer et éduquer le public et être le 
              nécessaire instrument de contrôle de la vie publique.
 Aujourd'hui, nous nous éloignons de cette conception de l'information. 
              Les mouvements de concentration entre les mains de quelques groupes 
              industriels ou de fonds d'investissement ou de pension entraînent 
              la profession dans une dérive inexorable. Les coûts 
              de recherche et de traitement de l'information sont réduits 
              ; les nouveaux propriétaires des médias dictent des 
              obligations en termes de profits identiques à ceux des autres 
              secteurs d'activité.
 
 L'arrivée du groupe Dassault à la tête de la 
              Socpresse, l'ampleur prise par le groupe Lagardère, l'expansion 
              du groupe Ouest-France, le poids pris par les fonds d'investissements 
              Carlyle, Cinven, Candover dans les médias, l'influence politique 
              du groupe Bouygues dictant ses ordres au gouvernement pour créer 
              une chaîne d'information internationale font peser de lourdes 
              menaces sur l'information. Nous avons la nette impression que le 
              lobby patronal paralyse toute velléité de légiférer.
 D'ailleurs, le sénateur Serge Dassault avoue tout haut ce 
              que d'autres propriétaires de médias imposent aux 
              rédactions de façon plus insidieuse : la priorité 
              aux "idées saines" . Nous devons nous soumettre 
              aux méthodes douces de la communication. Nous sommes invités 
              en permanence à privilégier les "techniques de 
              persuasion complexes et intimes" directement inspirée 
              des techniques du marketing depuis que l'information est devenue 
              un produit.
 
 Dans de grandes régions, comme le Nord - Pas-de-Calais par 
              exemple, le groupe Dassault impose des pages communes à ses 
              trois titres, La Voix du Nord ,Nord-Eclair et Nord Littoral , dans 
              lesquelles certains groupes de pensée sont interdits de séjour. 
              On s'achemine vers une région où la pensée 
              unique régnera sans partage puisque La Voix du Nord vient 
              aussi de racheter une télévision locale, Canal 9.
 Qui peut garantir aujourd'hui que la liberté d'expression 
              du journaliste ne sera jamais utilisée pour mentir, tromper 
              ou manoeuvrer ?
  
              Le statut professionnel des journalistes de 1935 était une 
              formidable avancée démocratique. Par respect du public, 
              il était enfin reconnu à notre profession les droits 
              les plus élémentaires du code du travail, ceux du 
              code de la propriété intellectuelle, mais aussi un 
              certain nombre de droits nouveaux. Ce statut devait nous préserver 
              des dérives des employeurs tentant de nous imposer d'écrire 
              contre notre conscience. Il s'agissait aussi, en faisant du journalisme 
              un véritable métier, avec un statut protecteur, de 
              mettre les professionnels à l'abri de toutes les pressions 
              et de leur assurer des garanties morales et matérielles. 
              Les principales dispositions de ce statut sont la clause de conscience, 
              les indemnités de congédiement, l'instauration d'une 
              carte d'identité professionnelle et les minima de salaires. 
              
 Aujourd'hui, les nouveaux dirigeants des médias martèlent 
              que le statut des journalistes, exorbitant du droit commun, est 
              un handicap pour l'économie de l'information. En fait, l'information 
              est surtout victime des erreurs de gestion, et c'est la volonté 
              de l'encadrer qui amènent le lecteur, l'auditeur et le téléspectateur 
              à douter de ce qu'il lit ou entend comme des journalistes. 
              Elle est enfin malade des appétits démesurés 
              en matière de profits immédiats.
 
 Ils n'hésitent pas non plus à dénaturer certaines 
              dispositions du statut du journaliste : le groupe Dassault a transformé 
              la clause dite de cession en un vaste plan social. Cette variante 
              de la clause de conscience assimile le refus du journaliste de travailler 
              avec le repreneur du journal à un licenciement (avec le versement 
              d'une indemnité d'un mois de salaire par année d'ancienneté). 
              Plus de 250 journalistes ont refusé de travailler pour Dassault. 
              La Socpresse refuse de compenser ces départs, fragilisant 
              des rédactions déjà exsangues.
 
 Les nouveaux patrons des médias mènent aussi des offensives 
              contre les droits d'auteurs des journalistes. Ils sont pourtant 
              l'un des moyens de nous opposer à la marchandisation de l'information. 
              Les patrons de presse précarisent la profession, affaiblissant 
              les garanties matérielles et morales du statut. Tous leurs 
              efforts sont tendus vers un objectif : réduire le nombre 
              de salariés intervenant dans la fabrication d'un journal 
              écrit ou audiovisuel.
 
 Les qualifications professionnelles sont également au centre 
              de leurs préoccupations, sous prétexte de l'introduction 
              dans les rédactions des technologies numériques. Dans 
              l'écrit, c'est le secrétaire de rédaction qui 
              est visé, c'est-à-dire celui qui met en forme l'information, 
              auquel on voudrait imposer des tâches techniques supplémentaires 
              et opérer un sulfureux mélange entre les responsabilités 
              rédactionnelles de mise en forme de l'information et de réalisation 
              technique des pages. Dans l'audiovisuel, le reporter devrait remplacer 
              le technicien chargé du montage, au risque de ne plus avoir 
              le recul suffisant sur l'information.
 Dans l'un comme dans l'autre cas, de lourdes menaces pèsent 
              sur la qualité de l'information livrée au public. 
              Notre métier, c'est l'information. Le journaliste ne peut 
              remplir sa mission sociale que dans la liberté garantie par 
              un statut de haut niveau.
 
               
                | Le 
                  Parlement a, dans la conjoncture d'aujourd'hui, le devoir et 
                  le pouvoir de lui assurer cette indispensable liberté 
                  en complétant le statut professionnel des journalistes 
                  et la responsabilité de garantir le pluralisme en légiférant, 
                  notamment, pour limiter les concentrations. 
 Michel Diard est secrétaire général 
                  du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT), Alain Goguey 
                  est membre du bureau national.
 
 Article paru dans l'édition du Monde du 29 mars 2005
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