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Tribune
: Comment la France s'est vendue aux Gafam
Publié le 05/01/2019 à 14:17 | Le Point.fr
Pour
le pionnier du Web français Tariq Krim, l'histoire du déclin du
numérique français est une tragédie en 3 actes. Il existe
pourtant une sortie de crise. Par Tariq Krim *
Pourquoi
la France est-elle passée du statut de pays leader dans la technologie
à celui beaucoup moins enviable de nation consommatrice de smartphones
obligée de mendier un peu d'oxygène aux grandes plateformes pour
développer ses projets ?
L'histoire
du déclin du numérique français est une tragédie en trois actes. Il y
eut d'abord les « 30 honteuses du numérique », où une
petite élite arrogante et dénuée de vision stratégique a démantelé
notre industrie informatique et électronique grand public. Elle a
débranché les travaux de recherches les plus intéressants et laissé nos
meilleurs développeurs partir à l'étranger faute de pouvoir les
associer à des projets ambitieux.
Vient ensuite la capitulation vis-à-vis des grands acteurs américains.
Ainsi, de nombreux politiques et hauts fonctionnaires français leur ont
permis d'intégrer leurs technologies au cœur des prérogatives
régaliennes de l'État : défense, renseignement, éducation, sécurité,
mais aussi culture. Plusieurs d'entre eux quitteront leurs fonctions
pour aller rejoindre ces sociétés.
Le troisième acte se joue en ce moment. Alors que nos dirigeants se
préparent à une vente à la découpe, il reste cependant un mince espoir
d'inventer une autre manière d'utiliser le réseau plus en phase avec
nos principes et nos valeurs. Mais pouvons-nous encore changer la
doctrine des politiques numériques de la France ? Quand on écoute
nos hommes politiques, le déclassement de l'Europe vis-à-vis de
l'Internet est présenté comme une fatalité. Un accident de l'Histoire à
l'issue duquel les clés du monde de demain auraient été données aux
États-Unis et à la Chine.
La réalité est beaucoup plus douloureuse. En 1993, les États-Unis
lancent le projet des « Autoroutes de l'information » qui
fera notamment de l'Internet et du numérique le fer de lance de leur
nouvelle stratégie de croissance. Au même moment, l'Europe décide de
miser sur les industries traditionnelles… et le diesel propre !
Vingt-cinq ans plus tard, les Gafam dominent aujourd'hui le monde et le
patron d'Audi a été arrêté pour avoir faussé les mesures de pollution
de ses moteurs. En France, les Gilets jaunes ne comprennent pas
pourquoi ils sont taxés sur le diesel alors que pendant des années on
les a massivement incités à acheter les voitures utilisant ce type de
carburants.
Nous aurions pu avoir un autre destin, car si les États-Unis avaient la
vision et l'argent, c'est en Europe qu'ont été inventées deux des
briques fondamentales de l'Internet : Linux et le Web. Mais à la
différence du standard GSM, ces dernières ont eu le malheur d'être
conçues par des individus talentueux hors des grandes institutions.
Snobés chez nous, ces deux projets deviendront le moteur des
plateformes numériques américaines et chinoises et l'instrument de leur
domination mondiale. Car c'est bien de la détection précoce des
technologies d'avenir et des talents que viennent les succès de
sociétés comme Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft. La France
ne voit pas les choses de la même manière, notre élite méprise ce qui
est marginal, différent ou simplement trop petit. Le scénario de
« dénumérisation » de la France suivra toujours le même
schéma. Nous vendrons à la casse nos sociétés, ou les dilapiderons
alors qu'elles possédaient en interne les technologies qui, si elles
avaient été mieux valorisées, nous auraient permis d'influencer la
direction prise par l'Internet.
Tout commence dans les années 70, avec l'abandon du réseau Cyclades de Louis Pouzin au profit du Minitel.
Louis Pouzin en est le concepteur et il est l'inventeur de la
segmentation des données en « Datagramme ». Il sera
récompensé (avec Tim Berners-Lee et Vinton Cerf) par la reine
d'Angleterre pour ses contributions essentielles à la création de
l'Internet et il reste à ce jour un inconnu du grand public en France.
Il faudra attendre 1994 pour que nos chercheurs acceptent
enfin de s'intéresser à autre chose qu'à des technologies incompatibles
avec l'Internet. Dans les années 90, c'est au tour du Premier ministre
de l'époque Alain Juppé d'expliquer, au journal de 20 heures,
sa décision de vendre à la casse Thomson Multimédia au coréen
Daewoo : « Thomson, ça ne vaut rien, juste un franc
symbolique. » Le gouvernement obsédé exclusivement par le volet
social de l'entreprise ignore que Thomson multimédia dispose d'une
grande partie des brevets sur la musique (le fameux MP3) et la vidéo en
ligne qui seront utilisés quelques années plus tard dans tous les
smartphones. Sa branche grand public sera démantelée et vendue au
chinois TCL et ses meilleurs ingénieurs partiront chez Google.
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Quasiment
au même moment, Alcatel décide de transférer ses usines vers la Chine.
Son PDG veut appliquer la stratégie du « fabless », à
savoir délocaliser la production tout en conservant le design en
France. Ce sera une grossière erreur d'analyse. Lorsque les smartphones
deviennent un succès international, la France n'a plus de capacités
industrielles dans ce secteur, alors qu'elle était l'un des principaux
fabricants dans le monde. Nokia, le champion européen du GSM, sera lui
aussi vendu à Microsoft puis mis à mort quelques années plus tard.
Seuls la Corée et le Japon qui ont su conserver leurs sociétés dans le
domaine profiteront pleinement de l'arrivée d'Android. Après avoir
sabordé notre électronique grand public, tout sera fait pour empêcher
la création d'une industrie indépendante de l'Internet en France.
Alors que la Silicon Valley parie sur les talents et les start-up, la
France préfère s'embourber dans des grands projets institutionnels sans
avenir. Mais ces projets permettent aux politiques de faire des
annonces et aux industriels déjà établis de bénéficier de la manne de
l'argent public. Ainsi, le projet Quaero, qui visait à créer un
« Google Européen », a été lancé par Jacques Chirac. Il
terminera rapidement dans les oubliettes technologiques. Plus
récemment, le Cloud souverain, qui se targuait d'être la réponse
française à Amazon et Microsoft, sera abandonné en rase campagne puis
revendu (et sans ironie aucune)… au chinois Huawei. Au final, beaucoup
d'argent aura été dépensé soit pour concurrencer l'Internet lui-même
soit pour contourner les start-up qui voulaient développer des
solutions alternatives aux Gafam. C'est une génération entière
d'entrepreneurs et de chercheurs que l'on a écartés pour redéfinir la
politique industrielle du secteur. Tout récemment, le rapport sur
l'intelligence artificielle de Cédric Villani n'a pas fait mention des
deux meilleures solutions open sources dans le domaine : SciKit Learn
et Keras qui se trouvent être… françaises.
L'acte deux commence avec le quinquennat Hollande. Un
changement d'attitude va s'opérer vis-à-vis des grandes plateformes. La
défaite est désormais entérinée en coulisses. Il ne s'agit plus
d'exister au niveau mondial, mais de négocier avec les Gafam tout en
faisant mine de s'indigner publiquement de leurs abus de position
dominante. Place à la stratégie « Ferrero Rocher » :
tapis rouge, petits fours, quasi-visites d'État et quasi-sommets
diplomatiques avec les Gafam. L'exigence de souveraineté numérique
n'est plus un rempart. Un partenariat entre Cisco et l'Éducation
nationale est mis en place par Manuel Valls. Ceci alors que cette
société est au cœur du complexe militaro-industriel américain. Son
patron sera d'ailleurs nommé par Emmanuel Macron ambassadeur mondial de
la French Tech. Et il « accompagnera » les start-up
françaises notamment pendant le voyage présidentiel en Inde. Si John
Chambers est bien l'un des meilleurs patrons de la Tech mondiale, le
signal donné par sa nomination est déroutant pour l'entrepreneuriat
français. Ce n'est tristement pas le seul. Microsoft est devenue le
partenaire de l'Éducation nationale, et Google le parrain de la Grande
École du Numérique. La société de Big Data Palantir, proche des
services secrets américains, a conclu un contrat avec la DGSI (et
peut-être la DGSE ?), et elle est également présente chez Airbus.
Enfin, à l'échelon des collectivités territoriales, les régions vont
s'appuyer sur Facebook pour « la formation au
numérique ».Comment, dans ces conditions, se plaindre des
conséquences des réseaux sociaux et de l'impact des Gafam sur notre
démocratie quand nous leur avons ouvert si largement les portes de
l'État ?
Ce qui nous amène à l'acte 3.
La plupart de ces partenariats ont été signés à une époque où le succès
des Gafam ne pouvait pas être remis en question. Mais depuis l'affaire
Snowden, de nombreux scandales ont montré les failles morales de ces
sociétés dans la gestion de nos données personnelles ainsi que dans
l'utilisation « non-éthique » des technologies de
l'intelligence artificielle. La France peut d'ailleurs se targuer
d'être la seule démocratie occidentale à ne pas avoir ouvert de
commission d'enquête à la suite de l'affaire Cambridge Analytica.
Le gouvernement a préféré annoncer une collaboration rapprochée avec
Facebook. Il s'agit de maintenir l'illusion que l'on peut gérer l'État
comme une start-up, tout en feignant d'oublier que la majorité d'entre
elles échoue dans les deux ans qui suivent leur création. En effet, ce
gouvernement prend un risque inconsidéré en pariant notre avenir sur
une hypothétique transformation numérique autour de
« l'intelligence artificielle ». Si nous ne nous donnons
pas les moyens de réguler la manière dont ses entreprises et ce type de
technologies fonctionnent, nous pourrions détruire notre modèle social
en tentant de copier ceux de la Chine ou des États-Unis. L'ironie du
sort veut que, désormais, certains industriels et chercheurs américains
s'appuient sur l'Europe et sa réglementation sur les données
personnelles pour sortir d'un modèle numérique qui n'est pas
« durable ». Aux États-Unis, le ministère de la Santé a
ainsi lancé une grande étude sur l'impact des écrans et le Sénat a
analysé, dans un rapport très détaillé, les manipulations des réseaux
sociaux qui ont eu lieu lors de la dernière campagne présidentielle.
Il existe pourtant un scénario de sortie de crise. En
effet, la meilleure réponse à la crise de confiance systémique
vis-à-vis des Gafam est de soutenir les mouvements autour des
technologies « éthiques ». Il s'agit d'un nouveau terrain
de croissance industrielle pour l'Europe, comme le Bio l'a été pour
l'agriculture. De nombreux entrepreneurs réfléchissent à d'autres
façons de concevoir la technologie, s'appuyant beaucoup moins sur la
donnée et créant moins d'intrusions vis-à-vis de leurs utilisateurs.
C'est le mouvement autour des logiciels éthiques et du Slow Web. Ce
mouvement, qui s'est réuni en septembre dernier à Copenhague, souhaite
définir un meilleur équilibre entre usage numérique et monde réel pour
ne pas rendre ces technologies aliénantes. Il prône notamment l'arrêt
de certaines pratiques toxiques comme le profilage (micro targeting) ou
la manipulation de nos émotions via des messages ciblés sur nos mobiles
dont nous avons vu les conséquences désastreuses lors du référendum sur
le Brexit ou l'élection américaine. Parce que nous avons laissé le
numérique devenir un sujet politique de second plan, et que nous avons
nommé des communicants à la tête des institutions qui devaient s'en
occuper, il n'y a pas eu de véritable débat sur la digitalisation de
l'État, et sur les conséquences que ces technologies peuvent avoir sur
chacun d'entre nous. Nous devons désormais exiger que les choix
technologiques faits par l'État (comme les décisions politiques dans
ces domaines) soient lisibles et compréhensibles par l'ensemble des
citoyens… Car s'il s'agit de faire de la France une colonie numérique
des plateformes et qui ne profiterait qu'à une petite bourgeoisie
d'Internet, alors il faudra le dire clairement !
Il est temps également de voir émerger une nouvelle forme de résistance
citoyenne. Car l'usage de ces technologies n'est pas neutre, la
substitution de l'action de l'État par des algorithmes rend caduque
l'égalité de traitement entre chaque Français. Le remplacement de nos
services publics par un « État plateforme » totalitaire (à
l'instar du « Crédit social » qui voit chaque Chinois
recevoir une note qui détermine leur capacité à se déplacer ou à
obtenir un crédit) n'est pas la vision que nous souhaitons promouvoir.
C'est pourtant ce qui se prépare dans certains cabinets ministériels
lorsqu'il est question d'État plateforme… En espérant que la France
reprenne le dessus sur ces questions, il faut saluer l'action de la
commissaire européenne danoise Margrethe Vestager qui a su faire preuve
d'un véritable leadership sur la régulation des plateformes. Il sera
important lors des prochaines élections européennes de lui permettre de
s'appuyer sur un parlement qui sera capable de l'aider à poursuivre sa
tâche.
* Tariq Krim, pionnier du Web français, fondateur de Netvibes, Jolicloud et de la plateforme de Slow Web dissident.ai.
4 Février 2019
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