Enrico Letta : «Sur la question migratoire, l’esprit européen n’existe pas»

Par Laurent Joffrin , Tonino Serafini et Célian Macé — Libéraion - 22 janvier 2018 à 19:36


L’ancien chef du gouvernement italien, à l’initiative en 2013 d’opérations de sauvetage en mer, interpelle l’Union européenne sur le dossier des migrants. Il préconise «une nouvelle donne courageuse».

Chef du gouvernement italien d’avril 2013 à février 2014, Enrico Letta est aujourd’hui doyen de la Paris School of International Affairs (PSIA) à Sciences-Po et président de l’Institut Jacques-Delors. Européen convaincu, il avait mis en place, en octobre 2013, l’opération «Mare Nostrum» pour secourir les réfugiés en mer Méditerranée. Il appelle l’Union européenne à faire des migrants une question prioritaire. Un thème qu’il évoque aussi dans Faire l’Europe dans un monde de brutes (éd. Fayard, 2017), écrit avec Sébastien Maillard, le directeur de l’Institut.

Partout en Europe, les Etats prennent des mesures pour contenir l’arrivée de migrants. En France, un projet de loi contesté va être présenté au Parlement en février. Ce repli vous inquiète-t-il ?

Les choses ont beaucoup changé en Europe ces cinq dernières années. En octobre 2013, plus de 600 personnes avaient péri dans le naufrage de deux embarcations au large de Lampedusa et entre la Sicile et Malte, suscitant une vive émotion. Ces drames ont ouvert une fenêtre pour agir et permis au gouvernement, que je présidais, de lancer Mare Nostrum, qui a sauvé 100 000 personnes en Méditerranée. En cinq ans, dans mon pays, on est passé de cette opération humanitaire d’envergure à des accords avec des milices libyennes qui mènent des actions violentes pour empêcher les migrants de venir en Europe. Les opinions publiques se sont crispées.

En 2011-2012, dans les sondages réalisés en Italie, la question migratoire était considérée comme une priorité par seulement 2 % des gens. Aujourd’hui, c’est la préoccupation numéro 1 de 35 % des sondés !

Les images de la «jungle» de Calais, de Lampedusa, des agressions de Cologne, ont eu un impact considérable. Les gens ont le sentiment que les Etats ne maîtrisent plus rien sur la question des migrants. Les partis extrémistes en font leur miel. Ils sont arrivés au pouvoir en Autriche, et ont remporté beaucoup de sièges au Bundestag en Allemagne. Le Brexit a gagné au Royaume-Uni. C’est sur ce dossier des migrants que va se jouer le devenir de l’Union.

Que faire pour éviter que la question des migrants ne provoque l’éclatement de l’UE ?

Il faut inverser la problématique : au lieu de faire des migrants un sujet de division, l’Europe doit au contraire utiliser ce dossier pour faire avancer sa construction. C’est vraiment LE sujet sur lequel il faut davantage d’Europe. Le Premier vice-président de la Commission européenne devrait être le «Monsieur Migrants» de l’UE. Montrons aux opinions publiques que la situation des réfugiés n’est pas hors de contrôle. Il faut, whatever it takes [quoi qu’il en coûte], une nouvelle donne courageuse en matière migratoire. L’équivalent de ce que le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a fait en 2012 pour la crise économique et financière, après quatre ans de tergiversations et de renvois de responsabilités. Un moment similaire est nécessaire pour répondre à la crise des réfugiés.

Il y a cinq ans, si on avait organisé les choses, si on avait fait des corridors humanitaires sur le modèle de ceux récemment mis en place et financés par la communauté de Sant’Egidio [une ONG proche du Vatican, ndlr] et l’Eglise Vaudoise [une petite Eglise protestante implantée dans le nord de l’Italie] - qui ont concerné 1 000 réfugiés -, on n’aurait pas donné aux Européens cette impression de chaos avec un million de réfugiés sur la route des Balkans.

On sait pourtant que 90 % des migrants illégaux sont arrivés en Europe par avion, avec des visas touristiques. Mais ce qui crée l’émotion, ce sont les migrants qui débarquent sur nos côtes après avoir traversé la mer. Le bateau donne cette impression d’invasion.

L’opération «Sophia», davantage militaire, a remplacé Mare Nostrum en Méditerranée. Est-ce satisfaisant ?

Quand Mare Nostrum a été bloquée, pour des raisons politico-électorales (on avait insinué en Italie que l’opération provoquait un «appel d’air»), les arrivées ont continué. Aujourd’hui encore, je suis attaqué par les partis populistes italiens qui me désignent comme «celui qui a appelé les migrants». L’arrêt de Mare Nostrum a été un désastre. Il n’y avait plus rien. Sophia, c’est quelque chose mais ce n’est pas suffisant. Je plaide pour un «Sophia++». On est le continent le plus riche de la planète, on peut mettre de l’argent européen sur les opérations de sauvetage en mer. Il faut le faire, point. Il en va des valeurs européennes.

Que faut-il changer, au sein de l’UE, sur l’accueil des réfugiés ?

Je conteste le principe clé du règlement de Dublin qui stipule que les réfugiés doivent déposer leur demande d’asile dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’UE. Les pays d’arrivée [Italie, Grèce, ndlr] se retrouvent ainsi à avoir la responsabilité des migrants. Mais ceux-ci ne veulent pas rester là, ils veulent aller vers le nord.

Ces déséquilibres dictés par la géographie sont source de discorde entre les Etats. Les pays du Nord reprochent aux pays du Sud de ne pas faire leur boulot pour contenir les migrants. Et ceux du Sud dénoncent la volonté des Etats du Nord de se défausser sur eux.

Mon expérience de Premier ministre est pleine d’amertume sur ce dossier. Quand est arrivé le naufrage de Lampedusa, j’ai recherché la solidarité européenne pour mettre en place Mare Nostrum. On m’a répondu que c’était «un problème italien». Je disais à nos partenaires européens : «Si vous me laissez seuls face à ce problème, vous en subirez aussi les conséquences.» Et le problème est effectivement devenu européen quand les réfugiés ont ouvert la voie balkanique.

Quelle serait l’alternative au règlement de Dublin ?



Il faut d’abord aller vers un système qui donne au migrant le choix du pays où il veut demander son statut de réfugié. Un choix qui serait motivé par des raisons familiales : «Je veux aller dans tel pays car mon frère, un cousin ou un oncle y vit déjà.» Ceux qui n’ont pas de liens familiaux seraient répartis équitablement entre les Etats membres. Il y a ensuite les mineurs isolés. Il faut créer une «task force»européenne pour s’occuper d’eux. Enfin, il faudra vérifier rigoureusement que les entrants n’ont pas de liens avec des organisations terroristes.
Les pays de l’UE parlent de l’accueil des réfugiés mais jamais des migrants économiques…

Il faut pourtant séparer les deux. Une des raisons pour lesquelles l’Europe a échoué sur le dossier, c’est parce qu’on n’a pas été capable de les dissocier. A la fin de la première vague migratoire en Allemagne, en 2015, on parlait des Syriens, mais en réalité il y avait aussi beaucoup de Kosovars, d’Albanais, de Moldaves qui ne relevaient pas du droit d’asile. Ça a fini par faire craquer le système.

La distinction est aussi importante pour des raisons politiques. La moitié des réfugiés arrivés en Europe ces trois dernières années sont le résultat des guerres ratées de l’Occident : l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. On réalise la responsabilité de l’Europe et de l’Occident vis-à-vis des migrants venant de ces pays.

Que faire des migrants qui demandent l’asile et qui sont déboutés ?

Ils doivent naturellement être traités comme des migrants économiques. Le vrai problème, c’est qu’il n’existe que deux voies d’accès à l’Europe. Ou bien l’asile, ou bien l’entrée illégale. Donc tous les migrants cherchent à rentrer en tant que demandeurs d’asile, et deviennent clandestins s’ils sont déboutés.

Vous plaidez donc pour une troisième voie, un accès légal pour les migrants économiques ?

Absolument. Avec des quotas. Sur la question des migrants économiques, j’ai toujours défendu une politique à la canadienne. C’est-à-dire la délivrance de visas selon un système de répartition par nationalité. Au Canada, l’idée est de choisir une multitude de pays d’origine, mais avec des petits quotas, ce qui permet une meilleure intégration.

Ces quotas seraient-ils calculés en fonction des besoins économiques des pays d’accueil ?

Il faudrait ouvrir un débat entre les pays membres. Malheureusement, l’Europe n’est pas mûre. C’est plutôt la peur qui domine. Il faut donc placer cette réflexion dans une perspective de moyen ou long terme. Mais on doit la garder à l’esprit. Si dans les cinq prochaines années, l’UE n’a pas tranché sur ces questions, c’est le populisme antimigrants qui va gagner.

La majeure partie des pays de l’Est refusent tout accueil. Pour avancer sur une politique européenne de l’immigration, va-t-il falloir une UE à deux vitesses ?

On s’est aperçu que ce qu’on croyait exister, l’esprit européen, n’existe pas. Sur ces sujets, l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, ne pensent pas de la même façon. On fait semblant de ne rien voir depuis quinze ans. On ne s’est réveillé qu’avec le blocage sur le système des quotas. Quand j’ai vu le recours que la Pologne a présenté pour soutenir la Hongrie dans son refus d’accueillir les migrants, j’ai été frappé : juridiquement, il invoquait la légitimité de la défense de l’«homogénéité de l’ethnie». Aucun des pays fondateurs de l’Europe n’aurait imaginé énoncer un tel argument !

Cela va plus loin qu’un simple différend politique… Il y aura naturellement une Europe à deux vitesses. On ne peut pas continuer comme ça. Il faut faire passer l’idée que l’Europe n’est pas un supermarché de la solidarité, dans lequel on pourrait prendre les fonds structurels européens, mais laisser le reste.

Il y a un deuxième sujet qu’on a complètement sous-estimé, c’est le poids du passé. La gestion des quotas de relocalisation a été maladroite. Et ils ont été perçus dans l’opinion publique des pays de l’Est comme un écho aux discours de Moscou pendant la période soviétique, quand on les obligeait à prendre des Ukrainiens, des Sibériens, etc. Cela a été facile pour les partis populistes de dire «Bruxelles, c’est Moscou».

La France a commencé à installer des «hotspots» au Niger et au Tchad pour pré-examiner les demandes d’asile des réfugiés les plus vulnérables signalés par le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés. Y êtes-vous favorable ?

Cette coopération avec les pays tiers, qui permet aux réfugiés d’éviter un voyage périlleux, doit devenir une politique européenne. Mais tout cela ne peut fonctionner que s’il existe deux voies d’accès parallèles : la demande d’asile et la demande de visa économique. Sinon, il ne reste que la voie d’accès illégale, celle qui agace l’opinion publique.

Pour contenir les migrants, les Européens négocient des accords avec des pays tiers, comme la Turquie ou certains pays d’Afrique. Qu’en pensez-vous ?

J’ai été très critique sur l’accord avec Ankara. L’accord turc est un cas d’école de ce qu’on ne doit pas faire. On a monnayé avec des personnalités qu’on devrait tenir à l’écart de la gestion d’une crise humanitaire.

Les accords du Touquet, qui confient à la France le contrôle de l’entrée des migrants au Royaume-Uni, peuvent-ils tenir après le Brexit ?

La conséquence naturelle du Brexit serait de «changer la frontière». Les contrôles reviendraient de nouveau aux Britanniques. Ils doivent comprendre que sortir de l’UE a des conséquences. Cela doit être clair, sinon on accrédite l’idée que l’UE est une boutique dans laquelle on entre ou on sort en fonction de ses intérêts. Je pense que les Britanniques ont commis leur plus grande faute de ce siècle.


23 Janvier 2018

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