La civilisation a atteint son seuil de contre-productivité
Par REPORTERRE | 2 janvier 2019 / Arthur Keller

L’incapacité des « responsables » à faire face au changement climatique révèle l’impasse du monde actuel. Car c’est le paradigme qui le domine qu’il faut changer, et sans attendre que la « solution » vienne d’en haut.

Trois ans et environ 110 milliards de tonnes de CO2 après l’historique COP21, le monde a assisté à un meurtre en direct et le monde a laissé faire : la COP24 fut le lieu d’un assassinat prémédité des pays les moins développés et des États insulaires par les États-Unis, la Russie, l’Arabie saoudite, le Koweït, le Brésil et quelques autres nations pétrolières. Spectateurs indolents du carnage : une Pologne flasque, une Europe divisée qui s’enferme dans des tournoiements pathétiques autour d’on ne sait quel pot et un Macron champion de l’absence plus que de la Terre. En somme : d’un côté des peuples désemparés faisant face à une disparition à moyen terme si le réchauffement planétaire dépasse les 1,5 °C par rapport à l’ère pré-industrielle ; de l’autre quelques oligarchies financières donnant dans l’antijeu pour attiédir les efforts collectifs de lutte contre le dérèglement ; et témoins de la scène, l’esprit manifestement ailleurs, des pays affichant une apathie moralement insoutenable.

Certes des règles multilatérales d’application de l’accord de Paris ont été entérinées, par contre on était en droit d’espérer des mesures à court terme et de ce côté, c’est la loi du vide qui s’est imposée. Une lacune totale de perception du sens de l’Histoire chez les dirigeants, une volonté d’éviter un effondrement écologique global qui a la consistance d’une crème caramel. Résultat final : un ensemble insuffisamment contraignant de règles encadrant la mise en place de mesures insuffisamment efficaces censées permettre le respect d’engagements insuffisamment ambitieux... à partir de 2024.

En s’achevant, la conférence de Katowice achève surtout les illusions de celles et ceux qui ont compris ce qui se joue. Les « responsables » ont de la fuite dans les idées – une fuite de gaz à effet de serre. Preuve est faite si cela était nécessaire de leur intolérable lacune de vision et de courage d’une part, d’autre part des verrouillages organisationnels, politiques, institutionnels et financiers qui ferment tous les horizons. Ça ressemblerait à un crime contre l’humanité s’il n’y avait que l’humanité dans la balance.
Face à ce constat d’un échec annoncé aux conséquences génocidoïdes, il est d’intérêt général de recaler certaines idées préconçues pour relativiser l’espace des « problèmes » comme celui des « solutions » et investir enfin collectivement, avec lucidité et résolution, celui des possibles.

« Aucune sortie par le haut ne viendra d’en haut »

Allons droit au but : aucune sortie par le haut ne viendra d’en haut. Pour l’instant ça se joue au niveau territorial : seuls les citoyens, les élus locaux, les patrons de PME, les réseaux citoyens et associatifs, les artistes et communicants, les investisseurs aussi, ont le pouvoir de faire évoluer les choses à l’échelle locale sans attendre vainement que ça vienne du politique, en posant au jour le jour les bases de nouveaux systèmes résilients, adaptatifs, désirables, sobres en ressources et en énergie, et dignes : un foisonnement d’autres manières de vivre ancrées dans les territoires. Au niveau politique et diplomatique, c’est verrouillé. Ne pas oublier que les COP se jouent dans une arène dont les règles sont fixées par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, texte où l’on peut lire (article 3, alinéa 5) l’impératif de croissance et la primauté du commerce international. En somme : pour résoudre la « crise climatique », il faut investir massivement dans des innovations et cela requiert de la croissance, ma bonne dame.

Ce paradigme de pensée est démontré faux par l’expérience du monde réel. Il a beau dominer les politiques publiques et la pensée politique, il est invraisemblablement farfelu. Primo, il part du principe, inepte, qu’une croissance infinie dans un monde fini est un but atteignable ; secundo, il consiste à miser l’avenir du monde sur une notion que l’expérience, jusqu’ici, à toujours invalidée : celle du « découplage » (l’idée selon laquelle la quantité de biens et services produits peut croître et l’empreinte écologique diminuer). Tout cela participe d’une mystique délirante qui choisit d’ignorer le réel : en effet, il est facile de constater qu’en dépit des efforts consentis pour une transition énergétique au niveau international, les émissions climato-détraquantes ne cessent d’augmenter. Les grandes conférences onusiennes resteront une fausse piste tant qu’elles consisteront à tenter de résoudre un problème sans gêner le système qui le génère (ce dernier objectif étant le seul à être respecté, notons-le au passage).

On cherche en rond des « solutions » (politiques, réglementaires, normatives, économiques, technologiques...) au « problème » du dérèglement climatique alors que le dérèglement climatique, en réalité, n’est pas un problème. C’est un symptôme. La conséquence d’une malfaçon largement plus fondamentale à laquelle les élites et les médias ne s’intéressent pas.

La cause primaire réside dans la manière dont notre civilisation elle-même est conçue. On peut la modéliser sous la forme d’un flux : en amont des ressources qu’on extrait ou exploite ; au milieu les sociétés, où les gens vivent et consomment en utilisant de l’énergie ainsi que des ressources ayant été transformées grâce à de l’énergie ; en aval des pollutions solides, liquides et gazeuses (dont les gaz à effet de serre). Ce flux est linéaire et n’en déplaise à ses promoteurs, « l’économie circulaire » ne permet de circulariser que quelques processus bien spécifiques de certaines filières d’activité – jamais la civilisation tout entière ne sera cyclique.

Remplacer les sources d’énergie émissives par d’autres moins émissives est impératif, tout comme supprimer les mésusages et les pertes notamment thermiques, réinterroger nos besoins et revoir nos consommations énergétiques et matérielles à la baisse. Il est vital d’organiser tout ça. Mais il faut aussi comprendre que cela ne rendra pas viable la civilisation, cette grande machinerie d’exploitation de la nature qui a atteint son seuil de contre-productivité. De l’énergie, même décarbonée, au service de cette civilisation, c’est une perpétuation du flux qui mue les ressources en pollutions et rend la Terre inhospitalière pour une toujours plus grande proportion du vivant.

La transition énergétique ne peut être qu’une des composantes d’une palette de stratégies nettement plus large, systémique, qui s’attaque aux causes primaires plutôt qu’à leurs conséquences. Sinon, le chemin sera différent mais la destination restera la même : un déclin généralisé, et probablement une série d’effondrements sociétaux plus ou moins abrupts. L’horloge sonne l’heure de la réinvention. À nous de déployer nos plus belles créativités, de proposer des imaginaires inspirants pour que chacun réalise que loin d’être en compétition, lutte sociale et lutte écologique se renforcent.

Nulle société possible dans un monde en effondrement écologique ; nulle stabilité durable possible dans un monde où l’homme se comporte en maître et possesseur, sans limite, de tout ce qui vit à ses côtés ; nul bien-être ou bonheur possible dans un univers de dissonances cognitives. Travaillons ensemble pour poser les bases d’une société respectueuse de l’altérité sachant s’autolimiter de façon lucide et humble, solidaire et digne.

Un sursaut.

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Arthur Keller est auteur, conférencier et consultant spécialiste des vulnérabilités des sociétés industrielles et des stratégies de résilience.

16 Juin 2018

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