L'océan
de plus en plus acide
Par
Stéphane Foucart
Inexorablement,
les océans deviennent corrosifs. Méconnu du
grand public, ce processus dû à l'augmentation
des émissions de dioxyde de carbone (CO2) aura des
effets considérables. Et ce bien avant la fin du siècle.
Dans à peine plus de vingt ans, l'acidification de
vastes zones océaniques de l'hémisphère
Sud va provoquer la disparition de certains organismes planctoniques.
Ce phénomène est d'autant plus préoccupant
que la faune et la flore touchées constituent les premiers
maillons de la chaîne alimentaire marine.
L'augmentation des émissions de CO2 a un impact parfaitement
quantifié sur les océans, "plus finement
connu que ses effets sur le climat", précise James
Orr, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de
l'environnement. "Sur 70 molécules de CO2 que
nous émettons, une vingtaine sont absorbées
par la biosphère terrestre, une trentaine demeurent
dans l'atmosphère et une vingtaine se dissolvent dans
les océans", précise Paul Tréguer,
directeur scientifique d'EUR-Océans, un réseau
européen d'étude des écosystèmes
océaniques. Cette dissolution modifie les équilibres
chimiques : elle acidifie l'eau en augmentant sa concentration
en ions hydrogène (H +). Depuis le début de
l'ère industrielle, celle-ci a augmenté de 25
%, une modification de même ampleur que celle de l'atmosphère,
de plus en plus surchargée en CO2.
Cette déstabilisation chimique fait chuter la concentration
océanique en carbonates. Mais, explique M. Orr, "le
carbonate est avec le calcium l'une des deux briques nécessaires
à la formation du calcaire". Résultat :
les ptéropodes, les coccolithophoridés et les
foraminifères, ces micro-organismes marins à
coquille qui ont justement besoin de carbonates pour former
leur exosquelette d'aragonite - une forme de calcaire -, auront
disparu dès 2030 dans certaines zones du Pacifique
et dans tout l'océan austral, selon des travaux récemment
publiés dans la revue Nature. Une région à
l'importance toute particulière, puisque, explique
M. Tréguer, "l'océan austral est connecté
à tous les autres".
Quelles seront les conséquences ? "C'est extrêmement
difficile à prévoir, répond M. Orr. Dans
les océans, les chaînes alimentaires sont complexes,
et parvenir à les modéliser est un des grands
défis. Ce qui est sûr, cependant, c'est que les
ptéropodes sont proches de la base de la chaîne
alimentaire et qu'ils constituent les ressources de certains
poissons importants, comme le merlu, le saumon, la morue,
voire, à certaines périodes de l'année,
la baleine..."
Ne sachant pas si d'autres micro-organismes vont profiter
de cette disparition annoncée, il est difficile - sinon
impossible - de prévoir les scénarios futurs.
D'autant plus que pour l'instant, les chercheurs ne prennent
en compte que l'augmentation des émissions de CO2.
Or "nous savons par exemple que la température
des océans va évoluer ainsi que la teneur en
sels nutritifs", explique Jean-Pierre Gattuso, chercheur
au Laboratoire océanographique de Villefranche-sur-Mer
(Alpes-Maritimes). "Dans nos expériences, nous
ne maîtrisons pas les interactions entre ces différents
paramètres qui vont également évoluer
sous l'effet des changements globaux."
Une chose est cependant certaine. Les petits organismes marins
peuvent être extrêmement sensibles aux modifications
de leur environnement, comme l'ont montré les travaux
de Grégory Beaugrand, du laboratoire Ecosystèmes
littoraux et côtiers. La migration actuelle de certains
planctons vers le nord est directement liée aux variations
ténues (moins d'un demi-degré Celsius) de la
température des eaux de surface. Et le déplacement
de manne dont raffolent les poissons explique pour partie
la baisse des stocks de certaines espèces pêchées
par l'homme, en particulier la morue. L'acidification des
eaux pourrait accentuer ces mouvements déjà
en cours et avoir un impact économique important sur
la pêche.
Outre les effets sur la chaîne alimentaire, ce processus
va, à plus long terme, avoir d'autres conséquences
dramatiques. "Deux tiers des coraux d'eaux profondes,
présents dans les mers froides, et notamment au large
de l'Europe, sont menacés de disparition avant 2100,
dit M. Orr. Ces coraux jouent un rôle important en fournissant,
par exemple, leur habitat à certains poissons. Mais
ils ne sont étudiés que depuis une dizaine d'années
et demeurent mal connus." Si l'activité industrielle
demeure productrice de gaz à effet de serre sur les
prochaines décennies, tous les organismes calcaires
- planctons, coquillages, coraux -, sous toutes les latitudes,
sont potentiellement menacés.
Etonnamment, les premiers travaux sur ces sujets sont extrêmement
récents. "C'est seulement depuis 1998 que l'on
sait que la biologie de certains organismes répond
de façon négative à cette acidification
des océans, indique M. Gattuso. On a longtemps pensé
que le "pouvoir tampon" de l'océan était
tel que son pH ne changerait pas de manière importante."
La recherche sur l'acidification océanique produit
aujourd'hui plus de questions qu'elle n'apporte de réponses.
Aux Etats-Unis, elle est encore quasi inexistante. L'Europe
a pour une fois réagi plus vite. Elle va inscrire l'acidification
des océans comme thème de recherche à
part entière dans son 7e Programme cadre de recherche
et développement
Juin 2006
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