|
Malaise dans la civilisation européenne
Par Gilles Marchand
Alors
que déferlent des hordes de réfugiés sur les côtes et aux frontières du
continent, un malaise grandissant s’installe. Que doit faire l’Europe
face à ce phénomène ? Comment relancer une dynamique positive ? Qu’est
devenu le rêve européen ?
Le
verdict est cinglant. Il émane de quelqu’un qui a eu à beaucoup
souffrir de l’acharnement médiatique. Quelqu’un qui aurait très bien pu
se retrouver aux manettes du pays. Et pourtant le jugement est net et
il est dressé au scalpel. « Le gouvernement navigue à vue.
Il y a une absence de vision. » On pense ce que l’on veut de
DSK, mais on ne peut lui enlever une compétence économique qui a
souvent été décisive et une bonne connaissance des nécessités
politiques. Qu’avons-nous donc manqué collectivement pour nous
retrouver face à cette situation ?
La France et l’Europe ne se sortiront de la passe dans laquelle elles
se trouvent qu’en questionnant profondément certains de leurs
fondamentaux. L’une et l’autre connaissent des succès éclatants qui
masquent difficilement un recul qu’il faut absolument juguler. Premier
constat : une absence de véritable leadership européen. Angela Merkel
tente de faire adhérer à ses conceptions des partenaires qui ne
manquent pas de bonne volonté, mais force est de constater que l’on se
retrouve face à l’expression majoritaire des égoïsmes nationaux.
La crise des migrants est le résultat direct d’une gestion à vue de son
rapport au monde. La diplomatie européenne, insuffisamment dotée et pas
suffisamment active en Afrique, l’intervention en Libye, court-termiste
et inconséquente, l’absence de gestion intelligente d’un problème
syrien qui s’ankyste, les conséquences ultimes de la guerre du golfe et
de l’Afghanisthan, ont provoqué des retours de manivelle majeurs. Nous
sommes aujourd’hui aux premières loges des conséquences induites des
nombreuses erreurs faites par l’occident en matière de politique
étrangère.
Il est grand temps que l’Europe réalise qu’elle a la possibilité de
transformer un danger en opportunité économique et qu’elle dispose de
la possibilité de résoudre cette crise. Mais pour cela il lui faut
adopter une attitude ouverte en matière de flux humains, une gestion
humaine des migrations et une fermeté sur ses valeurs. Elle ne doit à
aucun prix y perdre son âme. L’aspect médiatique a une importance
déterminante. Il déclenche des réactions, des mouvements de population
ou, au contraire, un apaisement de la situation. Jean Tirole, prix
Nobel d’économie, vient de déclarer au micro de France Inter, que
l’immigration était une chance pour les pays qui la pratiqueraient
intelligemment dans la mesure où elle est bonne pour la croissance et
créerait de la richesse sur une base large. Des cerveaux et des bras
jeunes, généralement bien formés, et imaginatifs. Et de parer la vague
actuelle qui ne se tarira pas en l’absence de véritable politique
dédiée. Mais nous sommes tributaires d’une classe politique
particulièrement étroite d’esprit et dont l’envergure laisse
profondément à désirer. Sans vision d’avenir, ni véritable dessein à
l’échelle du continent. Une solution politique en Syrie demandera des
années pour produire des effets bénéfiques pour ses populations, mais
il faut trancher le nœud gordien. Nous sommes arrivés à un tel niveau
de malignité de la crise que tous ses protagonistes doivent faire
l’effort suprême de trouver un accord collectif. Tous ceux qui seront
en volonté de négocier pourraient avoir partie à la table des
négociations. Il faut juguler le nihilisme des uns et
l’inquiétude des autres. L’Europe doit pleinement jouer son rôle
diplomatique et elle doit l’appuyer par des moyens de pression ou de
développement économiques. Là où l’avenir semble grevé, il faut
réinventer les perspectives qui manquent. Nous sommes en capacité de le
faire. Il faut que nous le fassions.
Le rapport Europe-Afrique oblitère la part des transferts de fonds
énormes que subit l’Afrique et qui plombent ses comptabilités
nationales. Il y a là un moyen d’action et une capacité d’intervention
pour l’Europe insoupçonnée. Un effort de générosité minimal est requis
tant la menace pourrait s’accentuer et représenter des déprédations
supplémentaires. Il y a absence d’une réelle politique de développement
en direction de l’Afrique et d’une part du Moyen Orient. Absence de
connaissance. Absence de volonté, là aussi. L’échec du partenariat
euro-méditérranée traduit là aussi une insuffisance criante des efforts
de coopération et de diplomatie à destination de ces pays. Là encore la
puissance européenne ne doit pas hésiter à jouer pleinement son rôle.
Pourquoi, alors, ce malaise européen ? Pourquoi ce défaitisme exagéré ?
Nous sommes une société excessivement orientée vers la vieillesse.
Toutes les mesures de politique sociales, ou presque, sont orientées en
ce sens. Le capital y est beaucoup moins taxé que le travail ce qui est
un choix qui grève les efforts de la jeunesse. Partout une génération
en empêche une autre de se réaliser et de renouveler la société. Les
centre-villes se vident de cette énergie, les tarifs de l’immobilier
sont prohibitifs, les jeunes le plus dynamiques qui créent des
start-ups sont obligés de retourner chaque soir jusque loin dans leurs
banlieues, alors qu’ils mériteraient amplement d’occuper les zones le
plus actives des villes. Nous avons perdu notre attrait pour le risque,
une inclinaison qui a fait de l’Europe le continent développé qu’elle
était devenue.
Cette propension à partir conquérir le monde s’est-elle tarie ? Je ne
crois pas. La diaspora française et européenne est une réalité qui n’a
pas encore porté tous ses fruits. Mais sans mesures claires pour
contrer le déclin, nous serions en train de perdre notre industrie et
une véritable politique industrielle s’avère indispensable. Elle doit
s’appuyer sur une innovation facilitée. C’est de notre rapport à la
passion dont il est question. C’est cet enthousiasme qui devrait nous
habiter et nous permettre de vaincre la barrière mentale qui nous
empêche de franchir les limitations actuelles. L’Europe a besoin d’un
leadership plus direct et plus clairement identifié. Ce n’est pas le
moins d’Europe qu’il faut viser — car il nous fragilise et nous
expose aux crises qui se sont déclenchées depuis 2008, notamment. Si
nous avions éteint les feux de paille qui nous menaçaient au long de
ces sept années de malheur dès le départ, nous aurions pu facilement
juguler ces crises. Tout cela plaide en faveur d’une mutualisation
intelligente des dettes. D’un renforcement des défenses face à
l’adversité par la création d’un gouvernement de l’euro, de vraies
politiques monétaires, ne pas s’interdire une certaine inflation, un
réel soutien de la BCE à l’économie et à l’innovation, un budget bien
plus conséquent, un trésor européen, de vrais eurobonds, même si nous
en avons créé de facto avec les fonds de secours européens. Bref, une
avancée concrète vers un fédéralisme bien plus poussé et une véritable
intégration est la clef.
L’Europe est la solution, pas le problème. Elle est — actuellement
et trop souvent exagérément — absente de décisions mondiales dont
elle pourrait influencer positivement les attendus. Sa relative atonie
entâche une gouvernance mondiale qui a besoin de sa voix pour faire
progresser les standards humains. Sa bonne santé et le fait qu’elle
redevienne florissante est indispensable au reste de la planète. Il ne
faut pas avoir peur du changement. C’est notre chance. Notre voie
d’accès vers l’avenir. Un vrai budget pour une Europe plus fédérale,
une mutualisation des dettes et compléter les critères de Maastricht de
normes sociales, fiscales, environnementales qui soient applicables
dans tous les pays européens. Tout est à rebâtir. Mais avec la force et
la conviction d’hommes et de femmes déterminées, nous pourrons
reprendre le cours interrompu de la construction européenne et guérir
ce continent de maux qui le font souffrir.
17 Septembre 2015
Placez
un signet sur cette page qui dresse un tableau mensuel inédit de
l'actualité...
Retour au
sommaire
|