« Ne laissons pas le Moyen-Orient à la barbarie ! »
Par Dominique de Villepin (Ancien premier ministre)
Il
semble que chaque jour annonce des massacres plus épouvantables que la
veille. Des centaines de milliers de chrétiens d'Orient, à qui une
longue histoire lie la France, sont menacées de massacres et fuient sur
les routes dans les pires conditions. Aujourd'hui des femmes, des
enfants, des vieillards meurent de soif dans le désert irakien pour la
seule raison qu'ils sont chrétiens ou yézidis. L'Irak se vide depuis
onze ans de la diversité religieuse qui a fait sa richesse pendant des
millénaires. La France a un devoir de parole et d'action, parce qu'elle
porte encore et toujours le message des droits de l'homme, parce
qu'elle est obligée par sa propre histoire de douleurs et d'épreuves.
Je l'ai dit le mois dernier, lors des fulgurantes victoires de
« l'Etat islamique d'Irak et du Levant« (EIIL), le poison
identitaire, comme les pires venins, attaque en moins de temps qu'il ne
faut pour le dire l'ensemble de l'organisme. Si nous voulons
lutter contre cette menace, nous devons tâcher de la comprendre et la
combattre en commun, méthodiquement.
Ce n'est en rien un choc immémorial entre les civilisations, entre
l'islam et la chrétienté, ce n'est pas la dixième croisade. Ce n'est
pas davantage la lutte sans âge de la civilisation contre la barbarie,
car c'est trop facile de se croire toujours ainsi justifié d'avance.
Non il s'agit d'un événement historique majeur et complexe, lié aux
indépendances nationales, à la mondialisation et au « Printemps
Arabe ». Le Moyen-Orient traverse une crise de modernisation qui a
un caractère existentiel et qui altère si bien les rapports de force
sociaux et politiques que tous les vieux clivages sont réveillés. Les
frontières de l'âge Sykes-Picot sont balayées. Les modèles politiques
post-coloniaux et de guerre froide sont obsolètes. Les chiites et les
sunnites sont face à face et les minorités sont en butte à toutes les
purifications identitaires. En un mot l'islamisme est à l'islam ce que
le fascisme fut en Europe à l'idée nationale, un double monstrueux et
hors de contrôle, à cheval sur l'archaïsme et sur la modernité.
Imaginaires archaïques et médiévaux, communications et propagande aux
technologies ultramodernes. Il faudra une génération au Moyen-Orient
pour entrer dans sa propre modernité apaisée, mais d'ici là il est
guetté par la tentation nihiliste, par le suicide civilisationnel. Nous
sommes à la veille du moment décisif où la région basculera de l'un ou
de l'autre côté. Notre rôle, c'est de l'aider du mieux que nous pouvons
à choisir la vie contre la mort
L'appel à l'histoire n'a de sens que si elle nous ouvre des chemins.
Quels enseignements pouvons-nous alors tirer d'une telle analyse ?
Le premier, il n'est pas inutile, c'est qu'il n'y a pas de dialogue
possible avec ces organisations dont le crime n'est pas seulement un
moyen, mais une fin. Ils sont, en effet, prêts au pire, parce que c'est
là leur pouvoir disproportionné sur le monde entier. Ils font image.
Ils sont avant tout image. L'urgence pour la communauté internationale
c'est de venir en aide aux civils qui souffrent, notamment en créant
des corridors humanitaires pour évacuer les chrétiens d'Irak. Et en
même temps il s'agit d'entendre et de traiter avec des interlocuteurs
crédibles, à côté et en marge de ces mouvements, les revendications
qu'ils fédèrent, par exemple le sentiment d'humiliation des sunnites
d'Irak.
Le deuxième enseignement, c'est que l'islam n'est pas la cause, mais le
prétexte et en définitive la victime de cette hystérie collective. Les
musulmans regardent aujourd'hui avec effroi ce au nom de quoi des
crimes abominables sont perpétrés.
Le troisième enseignement c'est que la solution est politique. C'est
sur ce point qu'il faut aujourd'hui insister pour apporter des
réponses. C'est sur ce terrain que les djihadistes de « l'Etat
islamique » sont faibles.
Le premier enjeu politique, ici comme toujours, c'est l'unité et le
droit que doit incarner la communauté internationale. La force n'est
qu'un pis aller pour empêcher le pire. Elle doit être ponctuelle. Et
soyons conscients que c'est ce que souhaitent les djihadistes pour
anoblir leur combat et radicaliser les esprits contre l'Occident,
toujours suspect soit de croisade, soit de colonialisme. C'est pourquoi
aujourd'hui recourir à des frappes unilatérales n'est pas une solution.
L'action ne peut se passer d'une résolution à l'ONU. Ne renouvelons pas
sans cesse les mêmes erreurs. Souvenons-nous même que sans
l'intervention unilatérale américaine en 2003, il n'y aurait pas eu un
tel boulevard en Irak pour les forces totalitaires. Les frappes doivent
être encadrées par une résolution du Conseil de sécurité des Nations
Unies et s'appuyer sur les principaux pays de la région. Il s‘agit
aussi de penser plus loin et de préparer d'ores et déjà la
consolidation des pays les plus menacés par la tache d'huile
djihadiste, la Jordanie, verrou de la Péninsule Arabique, et la
Turquie, déjà vacillante politiquement et aujourd'hui soumise à un
afflux de réfugiés de Syrie et d'Irak.
Deuxièmement, l'enjeu, ce ne sont pas tant les groupuscules fanatiques
que les masses qu'ils peuvent parvenir à fédérer et à mobiliser, soit
par la peur d'un danger plus grand, comme c'est le cas pour certains
chefs de tribus et pouvoirs locaux sunnites, soit par la haine. Il
s'agit de mener une politique méthodique pour dissocier les composantes
hétéroclites qui constituent l'engrenage actuel en territoire sunnite.
Qu'est-ce qui a été obtenu depuis un mois du gouvernement
Al-Maliki ? Rien. Il demeure un pouvoir sectaire et borné qui
attend patiemment que Téhéran et Washington soient contraints
d'endosser ses actions faute d'autre solution. C'est encore et toujours
sur le gouvernement d'Al-Maliki qu'il faut faire pression pour que les
frappes ne soient pas des coups d'épée dans le sable. Il faut dès
aujourd'hui un gouvernement inclusif faisant place à toutes les
composantes pacifiques de la société irakienne. Il faut un programme
d'inclusion communautaire dans l'armée et l'administration pour
empêcher le cercle vicieux des frustrations et des haines.
L'ARABIE SAOUDITE DOIT SORTIR DE CE JEU DESTRUCTEUR
L'enjeu, plus encore, il faut avoir le courage de le dire haut et fort,
ce sont les financements qui nourrissent « l'Etat
islamique ». Il dispose désormais de ressources propres
de plus en plus conséquentes, en rançonnant les populations, en
accaparant des réserves d'or ou en s'appropriant des champs pétroliers.
C'est cela qu'il faut assécher. Mais il faut aussi couper le
robinet des bailleurs de fonds sans lesquels « l'Etat
islamique« n'est rien. Dans un Moyen orient profondément
tourmenté, il y a aujourd'hui des forces conservatrices, des individus
ou des circuits, parfois ancrés dans la société, parfois en marge de
l'action de l'Etat, qui agissent pour le pire, mues par la peur de
perdre le pouvoir, mues aussi par la crainte d'idées novatrices et
démocratiques. Il faut dire à l'Arabie Saoudite et aux monarchies
conservatrices qu'ils doivent sortir de ce jeu destructeur, car leurs
dynasties seront les premières victimes d'un djihadistan qui
s'étendrait à la Péninsule Arabique, car il n'y a là-bas aucune
alternative hormis les pouvoirs traditionnels actuels. Que ce soit par
rivalité géopolitique ou que ce soit par conviction politique, il faut
que ces pays cessent de souffler sur les braises du Moyen-Orient. La
France peut agir sur ses points d'appui dans la région, notamment le
Qatar, et faire pression en ce sens.
Le troisième enjeu politique, c'est d'empêcher le double-jeu des Etats
qui, dans la politique du pire, imaginent toujours un moyen de
consolider tel ou tel avantage. La Turquie doit clarifier ses positions
dans la région et soutenir un Irak équilibré avec une composante kurde
stable, en luttant avec toutes ses forces contre les réseaux de
« l'Etat islamique » qui utilisent notamment son territoire
comme terrain de parcours. Aucun des Etats-nations de la région ne mène
aujourd'hui la politique de simplicité, de clarté et d'urgence qui
s'impose, ni l'Iran, ni l'Egypte. Il est temps, face au péril qui
pourrait tous les effacer, de cesser toutes les arrières pensées
mesquines.
Le temps d'un effort de construction régionale est venu. Ne nous y
trompons pas, c'est le Moyen-Orient des prochaines décennies qui se
dessine. C'est une stratégie et une action de long terme qui
s'imposent, en impliquant tous les acteurs de la région. Le processus
de négociation sur la prolifération nucléaire iranienne est décisif
pour la place d'un Iran apaisé dans la région. La seule réponse
aujourd'hui c'est une conférence régionale permettant d'avancer sur des
grands dossiers stratégiques, économiques et politiques, des questions
pétrolières jusqu'au partage des eaux.
La France a raison de se mobiliser par la voix de François Hollande.
Elle a raison d'avoir choisi la voie des Nations Unies. Mais il lui
faut aujourd'hui donner clairement le cap, les moyens et les
bornes de son action.
▪ Dominique de Villepin (Ancien premier ministre)
9 Août
2014
Abonnez-Vous au Monde
Retour
à la Résolution des Conflits
Retour
au Sommaire
|
|
|