Les
Entretiens d’Europartenaires
L'Europe
et le cinéma
Compte
rendu de la conférence-débat du 30 novembre
2004
ENA
David
Kessler,
Conseiller auprès du président
de France télévisions, et ancien directeur général
du Centre national de la cinématographie
Serge Toubiana,
Directeur général de la
Cinémathèque française et du Musée
du cinéma
Les propos de Serge Toubiana et de David
Kessler
Serge Toubiana –
Je suis ravi de partager cette séance avec David Kessler.
Le cinéma et l’Europe : vaste question. Je pense
que plusieurs approches sont possibles. Par nature et par
formation, j’ai toujours eu une approche plutôt
critique, esthétique, le plus souvent sous l’angle
des auteurs de films. Qu’est-ce que veut dire faire
un cinéma d’auteur en Europe ? Qui sont les grands
cinéastes européens ? Parmi les références,
quelqu’un comme Federico Fellini incarne typiquement
ce que l'on pourrait appeler un cinéma à l’échelon
de l’Europe. Ingmar Bergman est un grand cinéaste
européen qui s’exprime dans sa propre langue,
le suédois – et son dernier film, Saraband, est
réellement admirable. Ces deux-là incarnent
bien les talents de cet étendard de la culture européenne.
Parmi les contemporains, je pense à Pedro Almodovar,
dont le rayonnement international est incontestable, ou encore
Emir Kusturica. Je note que ce sont des cinéastes qui
s’expriment dans leur propre langue, qui ne renoncent
pas et se battent, s’arc-boutent sur leur identité.
Il faudrait également Lars von Trier. C’est un
point de résistance en termes culturels à ce
qu’est le marché européen. Existe-t-il
un cinéma européen, un cinéma qui serait
conçu à la fois économiquement et esthétiquement
à l’échelle de ce vieux continent ? Est-ce
que cette nouvelle Europe politique dont on parle beaucoup,
dont on parlera bien plus avec cette nouvelle Constitution
encore en débat, est en mesure de dessiner les nouvelles
frontières d’un cinéma à même
de surmonter des barrières culturelles et de langage,
celles des usages et des coutumes ? Autre question subsidiaire
: cette Europe du cinéma peut-elle rivaliser avec le
cinéma américain, et faire contrepoids à
sa puissance industrielle ?
Nous avons en France des éléments
de réponse. Car il existe une tradition et un consensus
autour de l’idée de défendre notre cinématographie
nationale. Nous nous battons depuis quinze ans pour l’exception
culturelle ; c’est un combat essentiel et qui se rejoue
régulièrement, car chaque victoire est éphémère
et provisoire. Ce n’est pas une question nouvelle pour
l’Europe. Celle-ci a mis en place, durant ces quinze
dernières années, des mesures incitatives qui
ont un impact certain sur le cinéma en Europe : programmes
médias, aides à la production et à la
distribution, soutien aux salles à travers Europa Cinéma
. Il n’en demeure pas moins qu’il existe une trop
grande disparité politique et législative d’un
pays à l’autre. La France demeure un exemple
avec son système fondé sur l’exception
culturelle, mais plusieurs pays, et non des moindres, se refusent
au nom du libéralisme économique à mettre
en place des mécanismes permettant de protéger
leur cinématographie nationale. J’ai participé
récemment à un colloque organisé par
l’Institut néerlandais à Paris, qui concernait
aussi bien le cinéma que le livre et la musique. Les
Pays-Bas est l'un des pays qui refusent par exemple de mettre
en place le dépôt légal, alors qu’il
existe dans ce pays une politique d’aide publique. C’est
un paradoxe. Le dépôt légal est un des
éléments importants de la législation
en France, concernant le film, la vidéo, et tout ce
qui concerne le livre et l’édition. En Europe,
cette question du dépôt légal n’est
absolument pas réglée. Sur ce point de la politique
patrimoniale, il y a une très grande disparité
des pays membres de l’Europe. Le débat est toujours
le même, entre le libéralisme et le volontarisme
en matière culturelle.
On sait où mène le libéralisme : la disparition
quasi complète des cinématographies nationales
comme cela a été le cas chez les pays voisins.
Je pense à l’Italie, dont le cinéma a
été réduit à la portion congrue
depuis une quinzaine d’années. L’Allemagne
et la Grande-Bretagne, réduites à la pénétration
quasi exclusive du cinéma américain. Seule la
France résiste : elle a réussi jusqu’au
début des années 80 à maintenir un pourcentage
avoisinant les 50% du nombre de spectateurs pour les films
nationaux. Aujourd’hui, ce taux est de l’ordre
de 35 à 38%. En Italie, la part du cinéma national
est 20%. Les cinématographies nationales sont affaiblies,
ne rayonnent presque plus à l’étranger,
sauf cas exceptionnels, et se contentent de productions souvent
comiques ou folkloriques destinées au seul marché
local. En Allemagne, sur les dix films ayant fait les plus
grosses recettes, nous trouvons neuf films américains
et un seul film allemand, souvent conçu pour le seul
marché national. C’est que la domination américaine
n’a pas d’effets stimulants sur les productions
locales. Elle est écrasante et exclusive, ne laissant
aux cinémas nationaux que le filon folklorique, à
usage strictement interne. C'est le film villageois, italien
ou bavarois, avec un impact énorme sur le public local,
véhiculé par des acteurs plus ou moins locaux.
Il y a souvent dans la liste des dix plus gros succès
commerciaux, un film " national " dont le rayonnement
culturel est quasi nul, impossible à exporter car relevant
d’une culture " provinciale ".
Il me semble important de revenir sur l’historique
de l’exception culturelle. Il faut rappeler qu’à
la base du système français, qui date de l’après-guerre,
il existe un fonds de soutien basé sur un prélèvement
sur les billets d’entrée. C’est au moment
des accords Blum-Byrnes que la France a réussi à
imposer aux Américains cette réglementation
essentielle et unique, qui consiste à prélever
sur chaque ticket d’entrée une certaine somme,
de l’ordre de 14% du prix du billet, cette taxe étant
gérée par le CNC et reversée aux productions
nationales, soit sous la forme d’un soutien automatique,
soit sous celle du soutien sélectif (l’avance
sur recettes, créée par André Malraux
en 1960). Il s'agit d'un des points positifs de notre système
; l’autre élément fort de notre système
d'incitation à la production et à la distribution
en France étant que les télévisions,
publiques comme privées depuis l'arrivée de
Canal+ il y a 20 ans, doivent respecter des obligations en
matière de financement des films français et
européens, ainsi qu’en matière de diffusion.
Le fait que le cinéma, dans le langage communautaire,
appartient à ce que l’on appelle désormais
" les biens d’information " est pour moi une
source d'inquiétude majeure. Le cinéma serait
ainsi appelé à disparaître, ou à
se dissoudre dans une entité sémantique plus
large : " les biens d’information ", dans
lesquels on inclut ce qu’on a appelé " les
autoroutes de l’information ". Cela participe du
même combat, en France, que de ramener chaque fois à
cette notion de cinéma : une cinématographie,
c’est toute une industrie faite de métiers multiples,
dont le but est de produire des œuvres cinématographiques,
en respectant un certain nombre de réglementations.
Ce combat linguistique est essentiel. J’évoquerai
enfin le calendrier de diffusion des films, autre point fort
de notre système de défense. Lorsqu’un
film est produit et réalisé, il sort d’abord
en salles, puis six mois après en DVD ou en vidéo,
et ensuite il est diffusé à la télévision
(d’abord Canal+, puis les chaînes hertziennes).
Cette réglementation protège l’œuvre
cinématographique. Cela est très controversé
aujourd’hui, et nous devons rester vigilants sur l’ordre
de passage des œuvres cinématographiques, de la
salle à l’écran domestique, et désormais
sur Internet.
Il semble aussi que, puisque l’Europe s’est élargie
aux pays de l’Est, la tendance au libéralisme
risque de s’aggraver parce que la tradition étatique,
après l’effondrement du mur de Berlin, a laissé
place à une anarchie totale, du fait de l’absence
de réglementations économiques. Nous sommes
passés du " Tout État " à une
absence totale d’État. Ces marchés sont
donc largement ouverts aux productions américaines,
sans résistance locale. L’élargissement
de l’Europe à vingt-cinq peut également
compliquer les choses en matière de défense
de l’exception culturelle. Il faudra veiller aux procédures
de décision à l’intérieur de la
communauté. Par exemple, l’unanimité condamnerait
à terme toute politique d’intervention commune.
On évoquera sans doute un cas qui témoigne de
la complexité de notre système : la décision
récente du tribunal administratif de ne pas reconnaître
le caractère d'œuvre française au film
de Jean-Pierre Jeunet, Un long dimanche de fiançailles,
au prétexte que la société de production
qui en a eu l’initiative est constituée de capitaux
non européens. C’est très intéressant
parce qu’on se retrouve au cœur d’un paradoxe
qui fait qu’un film produit dans notre pays, à
partir d’un roman de l’écrivain Sébastien
Japrisot, dont l’histoire se passe en France et appartient
à notre culture, tourné par une équipe
française, se voit refuser la nationalité française.
On arrive à ce que notre propre système, par
sa sophistication même, se retourne un peu contre lui
et empêche que des investissements extérieurs,
en partie américains, puissent se faire sur le territoire
français pour produire des œuvres de caractère
national. Je rappelle que dans les années 70, les sociétés
américaines avaient créé des filiales
en France (Paramount, Les Artistes Associés, Columbia),
et que beaucoup de cinéastes français ont eu
recours à des coproductions. Je pense notamment à
François Truffaut qui a produit un grand nombre de
ses films, à partir de L’Enfant sauvage et La
Sirène du Mississippi, et qui a tourné neuf
films en coproduction avec des structures américaines.
Pour conclure, il faut rappeler qu'il convient
de veiller à maintenir haut le langage du cinéma,
les mots mêmes du cinéma : films, œuvres
cinématographiques. Cela se perd au nom d’un
discours qui est formaté, plus administratif et plus
économique. Je suis inquiet qu’on perde la réalité
de ce qu'est une industrie cinématographique, de ce
qu’elle est capable de produire, de ce que cela nécessite
en termes de métier, d’artisanat, de savoir-faire,
de tissu industriel. Actuellement, on parle beaucoup des délocalisations
dans le cadre de la grande économie, mais c’est
aussi valable à l’intérieur du cinéma.
Il est devenu courant que les films se tournent ici et que
les tirages de copies se fassent ailleurs, dans d’autres
structures, d’autres laboratoires, d’autres entités
économiques et industrielles. Quelque chose est en
train de se perdre au niveau du tissu artisanal, qui est absolument
nécessaire à la vitalité d’une
cinématographie. Il est très important que l'on
y veille et que l'on maintienne ce cap en France. La France
a ce devoir, cette mission d’être exemplaire s’agissant
de la culture. C’est son flambeau, son drapeau. Elle
a besoin de cette identité-là. Et sur ce plan,
je crois que nous avons encore beaucoup à faire.
Jean-Noël Jeanneney – Merci Serge
d’avoir posé si bien la question, la nécessité
et les difficultés de l’action. Je voudrais dire
cependant que les accords Blum-Byrnes représentaient
plutôt un abandon. Il a fallu réagir après
coup pour imposer les termes de quotas à la demande
de la profession, avec Jean Marais et Madeleine Sologne qui
défilaient pour défendre le cinéma français,
avec le grand appui du Parti communiste, mais pas seulement.
Quand on avait interrogé Léon Blum sur la raison
pour laquelle il n’avait pas prêté assez
d’attention au cinéma, il avait dit : "
…Moi je suis plutôt un homme de théâtre…
Le cinéma, c’est moins important pour moi ".
On peut observer qu’il y a, à certains égards,
plus de similitude entre théâtre et télévision
qu’avec le cinéma puisqu’il existe en France
un théâtre subventionné, en partie par
l’argent de l’État, et un théâtre
commercial. De même pour la télévision.
Alors que dans le cas du cinéma, nous n’avons
pas un cinéma spécifiquement subventionné
à côté d’un autre qui serait exclusivement
commercial. C’est un sujet de réflexion possible.
C’est une évidence qu’il faut l’intervention
de l’État, et les nombreux domaines où
les renards vivent dans un poulailler libre n’apparaissent
pas comme le modèle idéal. Je crois que nous
en sommes tous ici convaincus, c’est même un des
critères de division entre la gauche et la droite.
Les quotas peuvent avoir une valeur importante, mais ce ne
peut qu’être concomitant à un effort plus
offensif d’exemplarité. C’est surtout de
la France que nous allons parler sur l’extension du
modèle possible à l’Europe et dans le
monde. Nous sommes tous très gourmands d’entendre
l’avis de David Kessler.
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