La technologie peut-elle éliminer la pauvreté ? (2/2) : Distinguer le potentiel des machines de celui des hommes"
Par Hubert Guillaud
|
Comment se préserver de l’utopie technologique ?
Le Cassandre Evgeny Morozov (blog), qui s’apprête à publier un livre
sur la Désillusion internet, boit du petit lait : “Les décideurs
peuvent croire qu’en reconnaissant tout simplement l’échec des
technologies précédentes, ils s’assurent que leurs nouvelles
initiatives évitent le même sort. Si seulement c’était aussi simple que
ça ! La longue histoire de l’utopisme technologique nous enseigne le
contraire. Les promesses non tenues des technologies du passé dérangent
rarement les partisans les plus fervents des nouveautés les plus à la
pointe, qui estiment que leur outil est véritablement différent de tous
ceux qui les ont précédés. Et parce que la croyance populaire dans la
première puissance mondiale économique qu’est la technologie est
souvent basée sur des mythes plutôt que des données recueillies avec
soin ou une évaluation rigoureuse, il est facile de voir pourquoi
l’utopisme technologique est si omniprésent : les mythes, à la
différence des théories scientifiques, sont à l’abri de la preuve.”
Le rythme de l’innovation laisse peu de temps à l’auto-réflexion. Au
lieu d’analyser les échecs passés des gadgets d’hier, les innovateurs
passionnés sont déjà en train d’essayer les technologies qui seront
cool demain, explique Evgeny Morozov. Mais si l’utopie technologique
est là pour rester, comment faire pour sauvegarder nos politiques et
les projets de son influence pernicieuse ?
Pour répondre à cela, souligne le chercheur, nous devons évaluer si les
effets visibles, à court terme, sont en réalité socialement bénéfiques
et nous devons effectuer les mêmes tests, dans la mesure où nous le
pouvons, sur les effets invisibles, à long terme, et les effets non
intentionnels. “Il est inévitable que, dans de nombreux cas,
l’invisible, les effets à long terme et imprévus seront socialement
nocifs, nécessitant des interventions d’atténuation. Tout repose sur la
manière de prévoir ces effets plus tôt que plus tard. La seule réponse
satisfaisante semble ici être la même que dans les cas d’optimisation
des stratégies et des résultats : nous avons besoin de passer moins de
temps à penser la solution proposée (la technologie) et plus de temps à
théoriser le problème que nous essayons de régler”.
Les machines peuvent aider à apprendre
La réponse de Nicholas Negroponte, le fondateur du projet OLPC était
attendue, puisque Kentaro Toyama attaquait de front le projet. Elle est
simple, mais pas simpliste : les ordinateurs portables marchent !
“En 2004, quand j’ai lancé OLPC, j’ai dit que posséder un ordinateur
portable connecté contribuerait à éliminer la pauvreté par l’éducation,
en particulier pour les 70 millions d’enfants qui n’ont pas accès à une
école”, réaffirme Nicholas Negroponte. “Je le crois encore. Mais ce que
j’ai appris depuis, avec deux millions d’ordinateurs portables déployés
sur 40 pays, c’est que la réduction de l’isolement est un problème
encore plus grand, et cet objectif sera atteint grâce à la technologie
et seulement avec la technologie.”
L“Kentaro Toyama vient au mauvais endroit, littéralement et
métaphoriquement”, assène Negroponte. “Lorsque vous voyez employé
l’acronyme TIC (technologies d’information et de communication), vous
pouvez être sûr qu’elle reflète un état d’esprit, celui d’une époque où
les ordinateurs n’étaient vus que comme des outils de productivité,
utilisés principalement par les entreprises et les gouvernements”. Les
télécentres sont des outils de l’époque des TIC et ils ont montré
qu’ils ne fonctionnaient pas.
Mais “qualifier indifféremment les ordinateurs, les fusils et la
télévision de technologies équivalentes est au mieux naïf”, ironise le
fondateur du Media Lab, car les ordinateurs sont différents : “Ils sont
constructivistes”. Vous pouvez les programmer et pas seulement les
utiliser à des fins particulières. “Considérez-les comme un milieu
d’apprentissage, par opposition à un milieu d’enseignement. Cela
signifie littéralement que l’ordinateur apprend et que vous (l’enfant)
lui enseignez, car la meilleure façon d’apprendre quelque chose est de
l’enseigner. La rédaction d’un programme d’ordinateur est le moyen le
plus direct pour enseigner le fonctionnement d’un ordinateur. Étant
donné qu’un programme d’ordinateur ne fonctionne jamais la première
fois, l’utilisateur doit le déboguer, essayer de nouveau, regarder le
comportement du programme, réitérer pour enfin réussir. Et ce processus
d’apprentissage est le plus proche qu’un enfant puisse avoir pour lui
permettre de comprendre comment apprendre et apprendre à apprendre.”
Lors du lancement d’OLPC à Tunis en 2005, Kofi Annan disait : “Avec ces
outils en main, les enfants peuvent devenir plus actif dans leurs
propres apprentissages. Ils peuvent apprendre en faisant, non seulement
par l’enseignement ou l’apprentissage par cœur. En outre, ils peuvent
ouvrir un nouveau front dans leur éducation : l’apprentissage par leurs
pairs.”
L’expérience de l’OLPC montre que “les enfants ne sont pas seulement
des objets de l’enseignement, mais les agents du changement. Beaucoup
de nos enfants apprennent à leurs parents à lire et à écrire. Et je
n’ai pas de meilleure histoire à raconter. L’estime de soi de ces
enfants, leur passion pour l’apprentissage, le plaisir de jouer avec
les idées : tous sont transformés à la fois en étant en plein contrôle
et pleinement engagés dans leurs propres apprentissages.”
“Comment pouvez-vous éliminer la pauvreté ? La réponse est simple :
l’éducation !”, clame Negroponte. “Comment pouvez-vous fournir une
éducation ? La réponse est moins simple. Il faut plus que l’école, en
particulier dans des pays comme le Nigeria ou le Pakistan, où 50% des
enfants ne la fréquentent pas. C’est pour cela qu’OLPC s’appuie sur les
enfants eux-mêmes, explique son promoteur, en faisant de leur vie, 24h
sur 24h, le milieu de l’apprentissage, pour un coût total d’un dollar
par semaine (qui comprend l’achat, la maintenance et la connexion des
ordinateurs).”
Et Negroponte de résumer l’argument de Toyama : “la technologie – peu
importe sa conception, même si elle est brillante – magnifie les
intentions et les capacités de l’homme. Elle n’est pas un substitut,
dit Toyama. Mais magnifier est un mot amusant. Imaginez que je prenne
une petite fille de 5 ans d’une quelconque partie rurale de l’Inde et
que je la laisse à Paris pour un an. Elle parlera le français avant la
fin de l’année. Est-ce que Paris magnifie sa connaissance du français ?
Non. Il lui offre le potentiel pour apprendre la langue, comme le
ferait un ordinateur.”
“”Peu d’entre nous choisiraient une éducation fondée sur l’ordinateur
pour ses propres enfants”, poursuit Toyama. C’est vrai. Mais tous ceux
qui peuvent s’acheter un ordinateur en achètent un pour leurs enfants.
Pourquoi ne le ferions-nous pas pour les enfants pauvres ?”
Le nécessaire besoin d’intermédiaires
L’entrepreneur Nathan Eagle partage pleinement l’avis de Kentaro
Toyama, mais il préfère néanmoins s’appesantir sur les succès que sur
les échecs des technologies pour le développement. Il raconte que
travaillant dans un hôpital de Kilifi au Kenya, il a mis au point un
système simple d’usage pour prévenir par SMS la banque de sang centrale
du niveau des stocks pour réapprovisionner plus vite les hôpitaux de
campagne en cas de besoin. Après une période de succès, il s’est rendu
compte que le flux de SMS quotidien s’était tari, tout simplement parce
que l’envoi de SMS coûtait trop cher aux infirmières rurales, qui en
supportaient la charge. La solution pour que le flux reprenne était
simple : faire que le système intègre une indemnisation immédiate pour
ne pas qu’elles prennent en charge ces messages.
“La plupart des gens ont une vision à court terme de la valeur du
mobile pour le développement”. Or, Nathan Eagle affirme croire au
potentiel de la mobilité distribuée et massive, comme le montre la
startup qu’il a lancée sur ce créneau, TxtEagle, une plateforme
d’échange de SMS financiers intégrés dans les systèmes de facturation
de quelques 230 opérateurs mobiles africains. Pour autant, Eagle estime
que Kentaro Toyama a raison : oui, la technologie est une loupe sur la
capacité de l’homme. “Nous ne pouvons pas mettre cette technologie dans
les mains d’un illettré ou d’une femme isolée de la Chine rurale et
attendre qu’elle gagne une nouvelle indépendance économique.” Le plus
souvent, il faut passer par des intermédiaires éduqués et alphabétisés
pour accompagné le développement des usages.
Les technologies créent de la richesse
Pour Christine Zhenwei Qiang, économiste à la banque mondiale, Toyama
ignore tout de même trop rapidement l’abondante littérature qui montre
que la technologie pour le développement ne produit pas que des effets
décevants : “Les progrès technologiques rapides dans les pays en
développement ont contribué à accroître les revenus et réduire le
niveau de pauvreté absolue de 29 % en 1990 à 18 % en 2004.” Le progrès
technologique a également fait la différence entre croissance rapide et
croissance lente des économies en développement.
Les TIC valent l’investissement : elles ont des retombées fortes sur la
productivité à long terme dans d’autres secteurs économiques et
induisent des transformations économiques et sociales. Les pays en
développement qui n’adoptent pas les TIC risquent surtout de passer à
côté des gains économiques les plus importants à long terme,
prévient-elle. Pourtant, le fait que les TIC puissent avoir un impact
sur le développement ne signifie pas qu’ils sont une panacée, nuance
Christine Zhenwei Qiang. La diffusion des technologies en soi ne va pas
mettre fin à la pauvreté mondiale.
Le développement des TIC a un impact sur le développement économique
Le scepticisme de Kentaro Toyama est justifié et bienvenue explique la
sociologue Jenny C. Aker (site). Pourtant, en essayant de briser le
mythe que les TIC seraient une panacée pour le développement, Toyama
oublie de regarder ce qui marche, notamment le téléphone mobile,
utilisé par plus de 2,5 milliards de personnes dans les pays en
développement.
Or, rappelle la chercheuse, plusieurs études montrent la corrélation
positive entre l’infrastructure de télécommunications et la croissance
du PIB, comme l’expliquait déjà Christine Zhenwei Qjang. Le
développement des TIC a donc un impact sur le développement – et
notamment sur l’économie informelle comme le rappelle le récent rapport
d’Annie Chéneau-Loquay publié par le ministère des Affaires étrangères
et l’Institut international des télécommunications sur les modes
d’appropriation innovants du téléphone mobile en Afrique).
Pourtant, le taux de pauvreté a parfois considérablement augmenté au
cours des dix dernières années, comme c’est le cas au Niger, en
parallèle avec la croissance rapide de l’infrastructure mobile. Est-ce
à dire que les TIC ne parviennent pas à sauver le Niger, nous
questionne Jenny C. Aker ? Les deux éléments sont-ils liés ? “Nous ne
savons pas ce qui serait arrivé de la pauvreté au Niger, sans
téléphones portables”, répond-elle. Mais surtout, le PIB n’est
certainement pas une bonne métrique pour mesurer l’impact des TIC. Des
études économiques en Inde, au Niger, en Ouganda, en Afrique du Sud, au
Malawi suggèrent que les téléphones mobiles ne conduisent pas
nécessairement directement à la croissance du PIB, mais permettent
d’améliorer le bien-être. “Cela ne signifie pas pour autant que le gain
est équitable pour tous, mais globalement, la société y gagne.” Des
études sociologiques en Ouganda indiquent que les téléphones mobiles
ont des répercussions complexes. Toyoma cite ainsi une étude montrant
que les téléphones portables ont un impact négatif sur les relations
entre sexes, mais la même étude a également montré que les modèles de
partage du téléphone mobile conduisaient à un accès préférentiel pour
certains groupes défavorisés, comme ceux qui sont en mauvaise santé.”
Il y a des cas où la technologie se révèle utile à ceux qui ont le
moins de capacités, estime la chercheuse. “Dans le projet
d’alphabétisation de téléphonie mobile sur lequel je travaille au
Niger, nous constatons que les femmes (qui ont des niveaux d’éducation
beaucoup plus faibles que les hommes) ont appris plus rapidement à se
servir des téléphones mobiles que leurs homologues masculins.” Bien
sûr, les TIC ne sauveront pas le monde, reconnait-elle. Néanmoins, les
téléphones mobiles connaissent un vrai succès dans le monde en
développement. Que pouvons-nous apprendre ce cette adoption rapide ?
“Contrairement à de nombreuses technologies, les téléphones mobiles ont
des usages multiples, qui peuvent se traduire par de multiples
avantages économiques et sociaux. Deuxièmement, ces avantages sont
souvent tangibles et immédiats. Troisièmement, les téléphones mobiles
(au moins pour certaines opérations) sont simples à utiliser, ne
nécessitent pas nécessairement d’alphabétisation, et peuvent être
maîtrisés rapidement. Quatrièmement, le coût du service peut être
partagé. Cinquièmement, les téléphones peuvent être adaptés aux
contextes locaux et culturellement appropriés. Et enfin, contrairement
aux autres systèmes, le système de distribution de téléphonie mobile
s’étend dans les zones urbaines comme dans les zones rurales.
La plupart des autres technologies ne seront pas en mesure de
reproduire ces traits, mais comprendre pourquoi les gens ont adapté les
téléphones mobiles si largement pourrait aider les concepteurs d’autres
technologies (comme les semences améliorées génétiquement, les
moustiquaires antipaludisme…) à mieux les adapter aux besoins. Essayons
de comprendre pourquoi ce “gadget flambant neuf” est si populaire. Ce
sera la clé du développement.”
Les échecs du développement sont liés au fait qu’ils ne répondent pas aux préoccupations des gens
Le passage à l’échelle n’est pas un mythe, explique Ignacio Mas de la
Fondation Bill et Melinda Gates, pas plus que les vertus des
technologies, rappelle-t-il en soulignant le rôle joué par la médecine
ou l’agriculture. “Plus de routes rurales ne garantissent pas que les
agriculteurs pourraient vendre plus de produits. Une éducation pour
leurs enfants ne veut pas dire qu’il y aura de bons emplois pour eux
quand ils quitteront l’école. Un ordinateur ou un télécentre dans un
village ne garantit pas que les entrepreneurs locaux trouveront plus de
solutions à leurs problèmes urgents. Toutes ces initiatives de
développement sont bénéfiques, mais leur impact se fera sentir que
lorsque suffisamment d’entre eux seront entreprises au même moment.”
Et Ignacio Mas d’évoquer le succès de M-Pesa au Kenya, ce système de
transfert d’argent par mobile, toujours cité en exemple, qui totalise
plus de transfert que la Western Union au niveau mondial. “Pourquoi
M-Pesa marche ? Pourquoi n’est-il pas devenu aussi inutile que les
télécentres que Toyama a observés ? C’est parce qu’il n’y avait pas de
demande pour les télécentres. C’est après coup, que les interventions
réussies sont considérées comme axées sur la demande, alors que celles
qui échouent sont le plus souvent gouvernées par l’offre.” M-Pesa
correspond à un usage que tout le monde peut comprendre, il est
disponible partout, les nouveaux entrants sont accompagnés par leurs
proches et Safaricom a su créé de la confiance dans le système, estime
Ignacio Mas. Aucun de ces facteurs n’est lié à la technologie. La
plupart des projets de développement échouent parce qu’ils ne répondent
pas de manière adéquate aux préoccupations des gens. “C’est un échec de
la logique métier, plutôt que de la gestion de projet ou d’un manque de
compétences techniques ou opérationnelles.” La force de M-Pesa repose
sur le temps réel et la confiance dans le système qui fait que les
sommes créditées sont immédiatement reportées. C’est bien là la
principale promesse des TIC : “de donner aux gens la bonne information,
ici et maintenant. Et cette promesse-là ouvre des possibilités
immenses”.
“Les TIC créent une opportunité (mais pas une garantie) pour une mise
en oeuvre à grande échelle. Ensuite, les projets basés sur les TIC ont
souvent des effets d’entraînement importants, et disposent d’avantages
qui vont au-delà des objectifs spécifiques de l’intervention. Les
Kenyans qui utilisent M-Pesa sont mieux préparés à d’autres services
bancaires, voire à d’autres services mobiles qui n’ont rien à voir avec
la finance.” Certes, les projets TIC ne fonctionnent pas toujours, mais
ils nous permettent de rester optimistes, conclut Ignacio Mas.
L’efficacité des technologies dépend du contexte dans lequel elles sont déployées
Pour Archon Fung (site), professeur de politiques publiques à Harvard,
dans la Silicon Valley également le taux d’échec est élevé, ce ne doit
pas empêcher quelques inventeurs de continuer à améliorer le bien-être
de l’homme. Certes, les technologies ne font qu’amplifier les
motivations des gens, mais on ne comprend les intentions des gens que
quand les technologies sont déployées. “En d’autres termes, les
utilisateurs pourraient ne pas savoir à quoi la technologie leur est
utile jusqu’à ce qu’ils l’utilisent. Comme Henry Ford aurait dit en
plaisantant : “Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient,
ils auraient dit “un cheval plus rapide”.”
Bien que la motivation et la capacité des gens soient sans doute
nécessaires pour que les technologies délivrent leurs promesses,
l’efficacité (c’est-à-dire faire qu’une technologie aide à accomplir
certains objectifs de développement) est peut-être l’élément à prendre
le plus en considération. Quels sont les problèmes que les télécentres
ou les ordinateurs portables sont censés résoudre et comment sont-ils
censés les résoudre ? Or les TIC peuvent fournir de nouvelles
informations, peuvent permettre d’accélérer la manipulation des
données, faciliter la communication… Ces contributions sont extrêmement
utiles dans un certain nombre de scénarios, mais pas dans tous. Dans un
environnement de faible technologie, les TIC ne contribueront pas à
labourer les champs ou à trouver de l’eau potable.
Le second aspect de l’efficacité repose sur ce qui doit être en place
pour résoudre des problèmes sociaux. “Les téléphones mobiles peuvent
aider les agriculteurs lorsque l’information de marché est la pièce
manquante et que les autres (l’eau, les sols, la sureté des routes
conduisant aux marchés) est en place.” La technologie n’est qu’une
pièce d’un plus large puzzle. Pourtant, reconnaît Fung, la technologie
a effectivement, comme le souligne Toyama, tendance à bénéficier aux
plus riches. Elle a tendance à être biaisée dès sa conception,
bénéficiant à certains groupes socio-économiques plus qu’à d’autres.
Pour contrer cela, il faut fournir un “effort d’action positif”, comme
l’ont fait ces dernières années bien des militants technophiles (comme
ceux d’Ushahidi, où les plateformes-formes Kiirti en Inde ou Cidade
Democratica au Brésil) permettant d’améliorer la qualité et l’accès aux
biens publics. “Toute technologie particulière n’est qu’un élément
d’une solution potentielle à un problème de développement économique ou
politique. Nous devons nous assurer que d’autres éléments sont en place
avant d’investir toute notre foi dans les TIC.”
Investir dans l’homme plus que dans l’outil
Pourtant, ces critiques n’ont pas beaucoup modifié l’avis de Toyama, au
contraire, comme souvent, elles l’ont certainement conforté dans son
point de vue. Dans sa réponse à tous ses détracteurs, Toyama creuse
encore un peu la question.
Est-ce qu’une meilleure conception de la technologie est salutaire ?
Bien sûr, admet Toyama. Trop souvent, les “contes” du développement
international reposent en fait sur “des tracteurs qui rouillent ou des
équipements hospitaliers qui ne sont pas appropriés à leur contexte”.
Pour autant, il faut savoir si la question de savoir utiliser une
technologie doit précéder la façon de la concevoir. La technologie la
mieux conçue pour l’éducation par exemple, aura un impact minime sur
l’éducation, là où il n’y a pas d’école par défaut. A nouveau, les
technologies servent d’abord les intérêts des plus riches, des plus
qualifiés pour les utiliser… Souvent au moins parce qu’elle est d’abord
conçue pour eux.
Les ordinateurs peuvent être bénéfiques dans les bonnes écoles, mais
peuvent-ils avoir un effet là où les écoles sont mal gérées et les
enseignants absents, les téléphones mobiles peuvent-ils avoir un effet
sur la santé si l’infrastructure médicale est inexistante ? Sur ce
point, Toyama reste en profond désaccord avec Negroponte, mais
peut-être parce qu’il a mal écouté les remarques du fondateur de
l’OLPC. Les ordinateurs n’ont pas pour vocation de remplacer
l’éducation en tant que telle, mais de permettre aux enfants
d’apprendre autrement. On entend la même remarque des promoteurs de
solutions de santé mobile là où il n’y a rien : c’est un moyen d’amener
un bout de réponse, quand toutes les autres sont tout aussi difficiles
à apporter. Bien sûr, on peut enregistrer des milliers de plaintes en
ligne, si les autorités n’ont pas l’intention, ni les budgets pour y
remédier (et c’est bien souvent le fléau des programmes
d’e-gouvernement, souligne avec justesse Toyama), cela ne sert à rien.
“L’application de la technologie à des fins progressives suppose aussi
un engagement politique !”
Mark Warschauer, un spécialiste de la technologie pour l’éducation,
professeur à l’université de Californie, disait : “L’introduction des
technologies de l’information et de la communication… dans les écoles
sert surtout à amplifier les formes d’inégalité existantes. (…) parce
que l’accent mis sur la fourniture d’équipement détourne l’attention
d’autres ressources importantes”. Leigh Linden, un économiste qui a
dirigé des études sur les ordinateurs introduits dans les écoles
indiennes et colombiennes, a conclu que les ordinateurs se substituent
mal aux enseignants. “Mettre en oeuvre un programme de déploiement
d’ordinateurs à grande échelle a peu d’effets sur les résultats
scolaires, notamment parce que les enseignants intègrent mal les
ordinateurs dans leurs programmes”. Mais dans la critique même de
Toyama, on voit poindre la limite : ce n’est pas la technologie qui est
en cause, que son intégration. On verra bientôt, aux premiers résultats
de l’expérience OLPC à grande échelle, si cette intégration a été
réussie et si la généralisation des ordinateurs a créé ou pas une
différence dans la scolarité même des enfants. Mais quand bien même
cette expérience à grande échelle échouerait, est-ce que cela mettrait
en cause la technologie ou son intégration ?
Là où Toyama a raison par contre, c’est que bien souvent on projette la
technologie pour qu’elle ait le plus d’impact là où les institutions
humaines sont les moins fiables, là où elles manquent le plus (que ce
soit les organisations comme les normes sociales) et par conséquent,
c’est souvent là que le potentiel de la technologie est le plus limité.
Toyama ne nie pas que la technologie puisse avoir des effets positifs,
comme nous l’ont rappelé tous ses détracteurs. Pour autant,
insiste-t-il : “Les riches et les puissants profitent régulièrement de
la technologie.” Quand Jenny C. Aker décrit les avantages des
téléphones mobiles pour l’alphabétisation des adultes au Niger, son
étude signale que cette intervention a accompagné un programme
d’alphabétisation intensif de huit mois menés par une ONG, souligne
Kentaro Toyama. “Nous ne devons pas conclure de l’expérience d’Aker que
les téléphones mobiles ont permis d’améliorer l’alphabétisation ; mais
plutôt que les téléphones mobiles ont aidé un programme
d’alphabétisation efficace à faire mieux. C’est une différence subtile,
mais importante : la première affirmation implique que nous pourrions
éliminer l’analphabétisme par la pénétration de la technologie, la
seconde que la technologie est inutile si elle ne complète pas des
programmes d’alphabétisation efficaces.”
Malgré le nombre élevé de téléphones mobiles dans le monde, la demande
à grande échelle ne constitue pas la preuve d’une valeur pour la
société, rappelle Kentaro Toyama. Certes, les téléphones mobiles, dans
certains contextes, ont accru l’efficacité économique, mais avec des
effets qui demeurent limités. Et il n’est pas sûr que le solde entre
les aspects positifs et négatifs soit positif. Et Toyama de recommander
à nouveau, “qu’au moment de décider d’allouer des ressources entre la
technologie et le capital humain, il faut toujours investir dans ce qui
fait le plus défaut. Les écoles doivent avoir une meilleure
administration, les cliniques du personnel fiable, les individus de la
formation… Maintenant que les téléphones mobiles sont partout, nous
allons peut-être enfin pouvoir mettre l’accent sur les capacités
humaines”, espère Toyama.
L'Afrique doit trouver de nouvelles solutions innovantes face aux déchets informatiques
“Si la technologie guérit tous les maux sociaux, alors nous pourrions
avoir l’espoir que, l’âge d’or de l’innovation d’un pays
technologiquement avancé comme les Etats-Unis, comme c’est le cas
actuellement, aurait fait disparaitre la pauvreté. Or, en parallèle de
l’essor des nouvelles technologies de ces dernières décennies, le taux
de pauvreté aux Etats-Unis a stagné autour de 13 %, demeurant
honteusement élevé pour l’un des pays les riches du monde.” Soit les
Américains – et les technologies – n’ont pas pour priorité de réduire
la pauvreté, soit la meilleure technologie possible n’y peut rien. Il
ne faut donc pas s’étonner que des pays ayant beaucoup moins de
capacité que nous aient du mal à en tirer parti, estime le chercheur.
“Ce n’est pas que la technologie est impuissante ou hors de propos,
c’est que la technologie n’est pas le problème. La technologie n’est
qu’un outil, son impact dépend de comment il est utilisé. Si l’outil ne
construit pas une maison meilleure, peut-être que nous devrions
investir davantage dans le charpentier.”
7 Octobre 2013
MI
lance un vaste plan d'aide en faveur des pays les plus pauvres
Consultez le site d'Internet Actu
Retour à La Lutte contre la Pauvreté
Retour au Sommaire
|